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Benedetta de Paul Verhoeven

Publié le 27/08/2021 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

La nonne nature

De Paul Verhoeven, on attend toujours un vent de scandale, de violence, de soufre, un déballage de chairs impudiques, le sexe dans ce qu’il a de plus spectaculaire : tantôt scabreux (les viols de La Chair et la Sang, Hollow Man, Elle), tantôt troublant (les jeux de séduction de Basic Instinct), tantôt ridicule ou écœurant (Showgirls tout entier). Côtoyant le sexe au sein de la filmographie de l’octogénaire hollandais, la religion, omniprésente, est toujours abordée sous le prisme de la provocation, que ce soit l’acte de masturbation d’un Christ en slip dans Le Quatrième Homme ou la scène de crucifixion de RoboCop, dont le héros torturé, puis ressuscité, est une pure figure christique...

 

Virginie Efira dans Benedetta

 

Membre à ses heures perdues du Jesus Seminar, une institution qui aborde la figure du Christ sous un angle historique et critique, auteur d’un roman sur la vie de Jésus paru en 2008, le cinéaste déclare avec humour : « Je suis profondément athée, mais j'admire Jésus, autant que Stravinsky, Bryan Ferry ou Rammstein ». Non religieux, mais fasciné par la religion, Verhoeven aime surtout en explorer ses arcanes, son fonctionnement politique, et, avec ce style ironique qui n’appartient qu’à lui, en dénoncer ses conservatismes, toujours sous un angle profane et scientifique. La religion est à Verhoeven ce que le corps humain est à David Cronenberg… Faute d’avoir réussi à transposer son propre roman à l’écran, il se console avec Benedetta, d’après une histoire vraie et un ouvrage de Judith C. Brown, Immodest Acts: The Life of a Lesbian Nun in Renaissance Italy, le récit d’une nonne toscane du 17e siècle, pensionnaire du couvent des Théatines, en proie à des visions divines et promise à la béatification avant d’être emprisonnée pour homosexualité et accusée d’hérésie par les autorités religieuses. Du pain bénit pour le cinéaste ! 

Les personnages féminins chez Verhoeven ont rarement toutes les réponses, mais sont des femmes fortes qui n’en font qu’à leur tête. Elles tentent d’échapper à leur condition par tous les moyens, notamment le sexe, en se fichant complètement du qu’en-dira-t-on, au risque de provoquer le scandale et de semer la mort. Avec Benedetta, Virginie Efira rejoint cette galerie de femmes libres mémorables : Renée Soutendijk dans Spetters, Jennifer Jason Leigh dans La Chair et le Sang, Sharon Stone dans Basic Instinct, Elizabeth Berkley dans Showgirls, Carice Van Houten dans Black Book, Isabelle Huppert dans Elle… Grand féministe dans l’âme, Verhoeven a, bien entendu, souvent été accusé de misogynie pour ses scènes de sexe et de nudité. Peut-être parce que ce qui l’intéresse avant tout chez ses héroïnes, ce sont leurs paradoxes. À cet égard, Benedetta est un personnage 100% Verhoeven. 

 

Virginie Efira et Daphné Patakia dans Benedetta

 

Avec son sens habituel de la farce (le film est franchement hilarant, notamment dans ses dialogues), Verhoeven reste ambigu vis-à-vis des extases mystiques de sa nonne tout en s’amusant comme un fou à mettre en scène ses fantasmes d’un Christ héroïque et beau gosse, maniant l’épée comme Errol Flynn, tout droit sorti d’un sketch des Inconnus, laissant sous-entendre que Benedetta n’est pas forcément la narratrice la plus fiable, voire qu’elle se moque peut-être de son monde. Affabulatrice, manipulatrice avide de pouvoir ou, au contraire, naïve et sincère ? Femme fatale ou folle de messe ? Chimères ou réalité ? Peut-être un peu des deux ? Il ne tranche pas, et surtout, ne juge pas son héroïne, qu’on qualifierait aujourd’hui d’« influenceuse ! » Il ne met jamais en doute sa force, sa détermination et sa résistance face au monde autoritaire et hyper violent qui l’entoure (la peste bubonique est aux portes de la ville, les hérétiques sont torturés et envoyés au bûcher…), préférant explorer ses passionnantes ambiguïtés, mais aussi sa liberté sexuelle et sa joie immense de pouvoir enfin succomber à ses désirs, lors de scènes érotiques particulièrement corsées, mais également pleines d’humour. En se lançant à corps et à cris dans une passion lesbienne secrète (pas pour très longtemps) avec Bartoloméa, une jeune novice interprétée avec fougue par l’incroyable Daphné Patakia, Benedetta va se mettre une partie du couvent à dos, alors que l’autre partie, croyant dur comme fer que le fils de Dieu parle par sa bouche, la porte aux nues et lui pardonne ses pires « offenses ». Contrairement à ses consoeurs, Benedetta n’envisage pas Dieu sous l’angle du Bien et du Mal, Le comparant plutôt à un chirurgien travaillant dans la douleur, mais avec de bonnes intentions. La souffrance physique la fascine, seul moyen, selon elle, de « toucher Dieu », d’atteindre l’amour universel et absolu, ce qui en fait, selon les points de vue, une illuminée, une sainte ou une dangereuse femme sans peur. 

Benedetta se montre d’une rare férocité lorsqu’il s’intéresse aux rouages et à l’hypocrisie de l’Église Catholique. Les miracles de Saint-François d’Assise ayant boosté le tourisme, l’Église (représentée par l’évêque visqueux qu’incarne Lambert Wilson avec délectation) voit dans les visions mystiques de la super-nonne une potentielle vache à lait. Mais la dénonciation dont Benedetta va faire l’objet oblige l’évêque à enquêter. Et par enquêter, il faut entendre arracher des aveux par la torture... Si la provocation est une des mamelles du cinéma de Verhoeven, le réalisateur sait néanmoins se montrer beaucoup plus subtil que sa réputation le suggère. Avec ses différents niveaux de lecture, le film propose une galerie de personnages beaucoup plus complexes qu’ils en ont l’air. Ainsi, avec ce très beau personnage de mère supérieure rongée par la tristesse, interprété par une Charlotte Rampling ô combien émouvante, il propose une autre sorte de femme magnifique, qui préfère le silence, la discrétion et l’abnégation pour communiquer avec le Tout-Puissant. 

Que ce soit dans sa période hollandaise, dans un blockbuster de science-fiction américain ou dans une fresque historique européenne, Paul Verhoeven reste cohérent, fidèle à lui-même et égal à nul autre. Toujours iconoclaste et déchaîné, il propose avec Benedetta une comédie à la noirceur réjouissante, sorte de synthèse de ses préoccupations et de son style : aussi ironique que Starship Troopers, aussi ambigu que La Chair et le Sang, aussi violent que RoboCop, aussi cru que Showgirls… et pourtant unique en son genre ! 

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