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Délicieux d' Eric Besnard

Publié le 29/08/2021 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Les mille et une recettes du cuisinier amoureux

Au XVIIIème siècle, pour la noblesse, l’art culinaire est un moyen d’attester de sa grandeur, alors que pour le peuple, il s’agit avant tout de se nourrir. Si les auberges et relais postaux servent des plats simples aux voyageurs, il était alors rare de manger hors de chez soi. A l’aube de la Révolution Française, Pierre Manceron (Grégory Gadebois), grand cuisinier aussi audacieux qu’orgueilleux, qui aime prendre des initiatives pour varier les plaisirs du palais, parfois au risque de déplaire, est limogé par son maître, l’odieux duc de Chamfort (Benjamin Lavernhe). Après avoir été humilié publiquement par les invités distingués de ce dernier, qui n’ont pas apprécié qu’on leur serve un plat à base de truffes et de pommes de terre (pour ces guignols emperruqués de la grande noblesse, « tout ce qui pousse sous terre est ignoble, bon pour les cochons »), Pierre a en effet refusé de présenter ses excuses.

Délicieux d' Eric Besnard

 

Suite à cette déconvenue professionnelle et personnelle, le chef perd l’envie de cuisiner. Accompagné de son jeune fils et de son vieux père, il se réfugie dans une auberge au milieu de la forêt où il vivote tant bien que mal en nourrissant les voyageurs de passage et en donnant du pain aux miséreux. L’arrivée de Louise (Isabelle Carré), ancienne courtisane au passé mystérieux, qui souhaite devenir son apprentie, lui redonne confiance en lui. Dans un premier temps, Pierre, en ours mal léché, se montre plus que réticent, considérant que « la cuisine est une affaire d’hommes ; les femmes n’y entendent rien ». Mais bientôt, Louise va le pousser à s’émanciper de sa condition de domestique et à entreprendre sa propre révolution en inventant de nouveaux plats et en créant ses propres menus. Ensemble, ils vont inventer un lieu de plaisir, de création et de partage ouvert à tous, qui va rendre jaloux les nobles de la région : une « chambre à manger », autrement dit le tout premier restaurant ! Un succès qui leur vaudra beaucoup de clients et quelques ennemis.

Montrer la cuisine comme une métaphore des idéaux révolutionnaires, de la lutte des classes et comme un art qui se doit d’être populaire et non pas l’apanage d’une élite, le tout dans une tragi-comédie légère et enjouée, voilà le pari relevé haut la main par le cinéaste Eric Besnard (Le Goût des Merveilles, L’Esprit de Famille) qui co-écrit ici avec son complice habituel, Nicolas Boukhrief (réalisateur du Convoyeur, de Gardiens de l’Ordre et de Trois Jours et une vie). La cuisine, comme tout art, peut rapidement devenir élitiste, tout dépend de qui se l’approprie. Laissée aux prétentieux et aux médiocres, comme ici le duc de Chamfort, qui considère que « la bonne chère n’est pas destinée aux édentés et aux crasseux, elle se mérite », la grande cuisine ne resterait qu’un passe-temps destiné à divertir une poignée de nantis et de pantins trop bien nourris. C’est là la seule erreur commise par notre grand chef : accorder une trop grande importance à l’opinion d’un aristocrate méprisant, qui l’humilie régulièrement, uniquement parce que ce dernier sait apprécier la richesse de sa mayonnaise.

« Il faut faire grand, il faut faire savoureux, il faut faire jouir ! », voilà la devise du chef Manceron, qui, on le constate dès le générique, va s’appliquer deux heures durant à nous faire saliver devant ses créations : un chausson aux pommes croustillant par ci, un pigeon à la broche bien dodu par là, des terrines et autres pâtés en croûte à perte de vue. « Il faut donner envie pour séduire », explique Louise au cuisinier déprimé et c’est exactement ce que s’applique à faire le réalisateur, filmant avec un souci du détail fétichiste chaque scène de préparation des mets comme Terrence Malick filme des brins d’herbe, exaltant l’art cuisinier, l’abondance et l’appétit. En cuisine, chaque geste compte, chaque mouvement minutieux devient épique, chaque nouveau plat met l’eau à la bouche. « Il faut varier les saveurs, laisser les couleurs se répondre. (…) Si tu ne reconnais pas les bons produits, tu ne seras jamais un cuisinier digne de ce nom. (…) Il faut que tu reconnaisses le goût de chaque aliment pour pouvoir le respecter » : voilà quelques unes des savantes leçons prodiguées par le maître à son élève. Un artiste qui n’est pas à l’abri de commettre lui-même des petites erreurs de jugement : ainsi, lorsque Louise, laissée avec quelques pommes de terre en trop, improvise et invente la frite, Pierre lui répond : « ce n’est pas mauvais, mais c’est vilain, ça ne marchera jamais ».

 

Délicieux d' Eric Besnard

« Une humanité bien nourrie, c’est une humanité qui pense mieux, une humanité de progrès », voilà le message délivré par ce Délicieux qui porte bien son nom, joli film populaire dans le sens le plus noble du terme, souvent émouvant, emmené par les performances géniales de Grégory Gadebois (une fois de plus parfait dans le registre de la dignité blessée, entre sobriété et explosions de colère) et de la toujours lumineuse Isabelle Carré, le cœur du film, dont le sourire irrésistible cache des blessures insoupçonnées. Tous à table !

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