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Evolution Lucile Hadzihalilovic

Publié le 01/03/2016 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

 

C’est la mer qui prend l’homme…

Le parcours de Lucile Hadzihalilovic, productrice, co-scénariste occasionnelle et épouse de Gaspar Noé, est l’un des plus singuliers au sein du petit monde bien terne du cinéma de genre français, la réalisatrice créant ses propres univers avec une approche visuelle et sonore aussi originale que personnelle. C’était déjà le cas dans le moyen métrage La Bouche de Jean-Pierre (1996) ainsi qu’à l’occasion du très beau Innocence (2004), rêverie poétique située dans un microcosme entièrement féminin (des jeunes filles dans une école de danse), qui faisait la part belle à la nature, aux sons et aux métamorphoses corporelles. Cette formule, la réalisatrice la reprend 11 ans plus tard pour Evolution, œuvre exigeante, tour à tour poétique, onirique et cauchemardesque.

Evolution Lucile Hadzihalilovic

Nicolas, enfant fragile de 10 ans aime l’océan. Il vit avec sa mère sur une île lointaine, peuplée uniquement de couples de jeunes mères et de leurs fils, tous du même âge que Nicolas. Pas un homme à l’horizon ! Un environnement matriarcal idyllique, du moins en apparence… Un jour, lors de sa baignade quotidienne, Nicolas découvre le cadavre d’un garçon de son âge. Il le signale, mais sa mère l’ignore. Les jeunes garçons, nourris d’une concoction peu ragoûtante à base d’algues et gavés de médicaments « pour éviter une contagion » sont, chacun à leur tour, emmenés dans un hôpital lugubre et subissent des opérations chirurgicales en séries, a priori inutiles, consistant à remplacer leurs organes par des étoiles de mer, en vue d’une possible… évolution ! Mais vers quoi ?… Entre deux passages (brutalement réalistes) sur le billard, Nicolas, de plus en plus affaibli, se rend compte que sa mère, en apparence gentille, lui ment, le manipule. Peut-être même qu’elle le déteste ! Une nuit, Nicolas et ses amis suivent leurs génitrices pour les épier. Sur la plage, les jeunes mères, apparemment dotées d’une conscience collective, se réunissent pour ce qui ressemble à une orgie doublée d’une messe noire. 

 

L’élément aquatique omniprésent forme un univers étouffant : pour persuader les garçons d’avaler leurs pilules, on leur apprend que les corps humains se transforment et s’affaiblissent comme ceux des lézards et des crabes. L’océan est filmé comme une entité à part entière, un monstre lovecraftien, tantôt calme, tantôt déchaîné, capable d’engloutir littéralement ceux qui y plongent. D’une grande beauté picturale, Evolution aborde des thèmes récurrents, qui obsèdent Lucile Hadzihalilovic depuis le début de sa carrière : la condition féminine, le passage à l’âge adulte, la sensation d'étouffer dans un environnement apparemment sans danger…

 

Tourmentés et assaillis de questions, nous le serons autant que Nicolas durant ce film qui rechigne à nous livrer les clés de son univers lugubre. Nous n’aurons pas vraiment d’explication définitive sur le pourquoi du comment. Qui sont ces femmes ? Les hommes ont-ils disparu de la surface de la planète ? Les garçons sont-ils vraiment malades ou persécutés en vue de l’annihilation totale du sexe masculin ? Sommes-nous vraiment sur terre ? Dans la réalité ou dans un rêve ? S’agit-il d’une vengeance pour l’arrogance de l’Homme ?... Toutes ces pistes sont à envisager mais n’attendez pas de réponses toutes faites ou d’un quelconque réconfort de la part de Lucile Hadzihalilovic !

 

Enigmatique en diable, pratiquement sans dialogues, Evolution invite ses spectateurs à réunir eux-mêmes les pièces du puzzle, au risque évident – j’en veux pour preuve les quelques journalistes agacés ayant quitté la salle bien avant la fin - d’en perdre quelques uns en chemin ! Lucile Hadzihalilovic est bien plus intéressée à l’idée de créer un nouveau film en forme de voyage sensoriel que par l’écriture d’un récit traditionnel : seules les sensations comptent et la dimension sonore, notamment, joue un rôle primordial. Rares sont les films qui arrivent à terrifier par le simple bruit déchirant du velcro d’un tensiomètre !…

 

Privée de Benoît Debie (qui avait signé les images d’Innocence), la réalisatrice le remplace par un autre surdoué, Manuel Dacosse, à l’œuvre sur le récent Alléluia de Fabrice Du Welz ainsi que sur Amer et L’Etrange couleur des larmes de ton corps du tandem Cattet / Forzani. Le directeur de la photographie magnifie l’océan et les paysages volcaniques arides de l’île de Lanzarote, décors naturels inspirés des souvenirs d’enfance de la réalisatrice. Les décors nus de la maison et de l’hôpital sont quant à eux éclairés avec une lumière froide et clinique qui ajoute encore au sentiment de malaise, tout comme les effets spéciaux réalistes et discrets créés par le spécialiste Jean-Christophe Spadaccini. 

 

Evolution Lucile Hadzihalilovic

 

Notons que la mère de Nicolas, douce, puis menaçante et monstrueuse, est incarnée avec retenue par la formidable Julie-Marie Parmentier, actrice énigmatique, secret le mieux gardé du cinéma français depuis ses prestations dans Les Blessures Assassines, Les Petits Ruisseaux ou encore Les Adieux à la Reine… 

On regrettera néanmoins qu’Evolution pèche par un flagrant manque de rythme : en effet, le film, étiré sur 1h21, aurait mieux fonctionné sous la forme d’un moyen métrage. Sur la longueur, Hadzihalilovic accumule des maladresses d’écriture et l’air de mélancolie devient vite beaucoup trop pesant, voire ennuyeux pour que l’on puisse réellement s’attacher au récit. Evolution a beau s’avérer hermétique, il n’en reste pas moins toujours fascinant, dérangeant et ambitieux et montre donc simultanément les limites et tout le talent d’une réalisatrice affranchie de toutes les modes et de la vulgarité d’un cinéma de genre français à l’originalité en berne et en manque de vrais auteurs.

Nous pourrions tenter une formule facile : « Evolution, c’est un peu comme si le Peter Weir de la période Picnic at Hanging Rock avait adapté une nouvelle de H.P. Lovecraft, parsemée de visions dignes des thématiques « body-horror » du cinéma de David Cronenberg »… Mais le film mérite mieux qu’un simple calcul marketing et qu’une collection de citations, même si la réalisatrice avoue son admiration pour Long Weekend (1978, de Colin Eggleston), chef d’œuvre du cinéma australien. L’œuvre de Lucile Hadzihalilovic, grâce à ses nombreuses qualités et malgré ses défauts évidents, ne ressembl à aucune autre ! Pas étonnant qu’Evolution ait été choisi pour faire l’ouverture de l’édition 2016 du Festival Off Screen, manifestation spécialisée dans la célébration des cinéastes iconoclastes « underground » les plus singuliers et talentueux !

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