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Hair, Paper, Water de Nicolas Graux et Minh Quý Trương

Publié le 09/09/2025 par Nastasja Caneve / Catégorie: Critique

Rục signifie “l’eau souterraine jaillissant du mont calcaire”. Rục, c’est le nom d’une ethnie découverte en août 1959 dans un site isolé de la cordillère de Truong Son entre le Vietnam et le Laos. À l’époque, ils étaient une trentaine. Aujourd’hui, ils sont plus de 600, répartis dans quelques villages. Parmi eux, il y a Mme Hậu, née il y a une soixantaine d’années dans une grotte.

Hair, Paper, Water de Nicolas Graux et Minh Quý Trương

Avec ses cheveux d’ébène, longues racines qui la rattachent à sa terre, Mme Hậu est une survivante de cette tribu mystérieuse. Sorcière des montagnes, elle connaît les remèdes, les onguents qui réparent et protègent. Mme Hậu vit loin de la grande ville, loin du bruit, loin des buildings qui touchent le ciel et loin des hommes qui courent. Le clapotis de l’eau la réveille, les chants des insectes rythment ses journées, le vent annonce la nuit à venir. Mme Hậu doit pourtant quitter son havre de paix pour aider sa fille qui vient d’accoucher à Saïgon. Ce voyage d’un lieu à un autre, ce voyage vers l’autre monde projette Mme Hậu dans une réalité qui n’est pas la sienne. Un lieu où ses filles se tuent à la tâche à l’usine pour ne rien gagner, un lieu où tout se confond, même les individus, un lieu où les cultures ancestrales disparaissent. 

Mais Mme Hậu, petit bout de bonne femme aux fichus colorés, résiste, bracelets de perles aux poignets. Elle apprend le ruc, sa langue ancestrale, à son petit-fils, mais lui enseigne aussi le vietnamien et l’anglais. Elle est lucide, il faut lui donner toutes les armes pour demain. Les mots résonnent aux quatre coins du film, ils se répètent comme un chant lointain qui s'échappe des grottes désertées. Le film s’articule comme un abécédaire mélangé, un imagier où chaque mot est savamment choisi, où chaque mot jaillit de la bouche de cette grand-mère magique. Des mots qui s’affichent en rouge sur fond noir, des mots pour ne pas s’oublier. 

Tigre. Serpent. Eau. Chauve-Souris. Papier. Cheveux. Soleil. Montagne. Tonnerre. Éclairs. 

Les images se suivent, une idée en appelant une autre, les plans s’ouvrent et se resserrent, un film puzzle filmé avec une caméra Bolex 16 mm, les images surgissent d’une autre temporalité. Elles sont fragiles, presque déjà effacées, à l’image de cette culture qui résiste vaille que vaille. Et, les images glissent sur l’eau, naviguent au gré d’une bande sonore magnétique qui se suffirait à elle-même. 

Coproduit par Dérives, le film a été présenté pour la première fois au dernier Festival de Locarno où il a reçu le Léopard d’or de la section Cinéastes du Présent. Deuxième collaboration entre ces deux réalisateurs (Porcupine, 2023), Hair, Paper, Water s’apparente à un documentaire expérimental tant sa forme est proche d’un laboratoire. Mais le film ne s’arrête pas à sa structure formelle, les réalisateurs centrent le récit autour d’une singularité, mais c’est toute une question sociétale qui est sous-jacente, c’est l’histoire des traditions qui disparaissent, c’est l’histoire de transmissions, c’est l’histoire de fracture sociale, de fracture familiale. C’est notre histoire collective.

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