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Gaïaland, la tribu et le gourou de Yvonne Debeaumarché et Hannu Kontturi

Publié le 20/11/2023 par Quentin Moyon / Catégorie: Critique

Gaïaland... Rien d’innocent dans le choix de la première moitié du nom de cette série documentaire qui évoque directement la déesse grecque Gaïa. Dans les écrits du poète Hésiode, intitulés Théogonie, nous est conté le « Grand récit de la succession des générations divines » dont la première génération de Dieux se compose, ni plus ni moins, de Chaos (confusion), Gaïa (Nature) et Éros (Amour, ici plus charnel qu’autre chose) : les trois fondements de la secte Ecoovie du (faux) prophète Norman William (ou Joseph Maltais, ou Pierre Maltais, ou Frère Tiam pour ne citer que quelques-uns de ses sobriquets), qui a sévi en Europe dès 1978.

Gaïaland, la tribu et le gourou de Yvonne Debeaumarché et Hannu Kontturi

La tribu et le gourou. La deuxième partie du titre des quatre épisodes signés Arte, qui ont remporté le Prix spécial série au Festival de Luchon, évoque quant à elle quelque chose de La Fontaine. Pas étonnant donc que le documentaire aux accents de true-crime réalisé par Yvonne Debeaumarché et Hannu Kontturi et coproduit en Belgique par la RTBF et les Gens production, commence finalement comme une fable. Marquées par une crise économique foudroyante, mêlant bulles spéculatives et guerre du Golfe, mais aussi par les prémisses de la prise de conscience d’une catastrophe climatique à venir, les années 80 vont pousser de nombreux jeunes individus, dont Vincent, Germaine, Annick, Ludovic, François et Ilpo, à imaginer une vie alternative, hors du marché capitaliste. Au programme, apprentissage de la vie, reconnexion avec la nature et avec soi : “Tout est à construire, le monde parfait ça n’existe pas”. Un vent réformateur et progressiste envole les mécanismes de défense d’une jeunesse qui bientôt se laisse abuser par un chaman autoproclamé, fraîchement débarqué du Canada et qui se revendique de la tribu amérindienne des Micmacs. Quiconque aurait lu Stephen King, saurait qu’un Simetierre Micmac peut être annonciateur de malheurs.

D’autant plus lorsque ces prétendues origines se révèlent fausses. Charmeur et compréhensif, l’homme aux mille visages devient bientôt froid, calculateur et menteur. Au compteur de ses méfaits s’ajoutent bientôt : homicides involontaires, dissimulation de corps, manipulation, imposition de pratiques sexuelles, séparation des familles… Le glissement insidieux de l’idéalisme vers l’embrigadement funeste.

En dix ans d’expérience dans ce culte, réparties entre la France, la Belgique et la Scandinavie, le véritable visage de ce pervers narcissique qui change d’identité comme de chemise (littéralement puisqu’il se fait tantôt indien, tantôt prêtre, tantôt businessman) se dévoile bientôt par le biais des aveux de ses anciens fidèles.
Ce choix de narration alternant entre témoignages, ce qui laisse toute la place aux victimes de cet embrigadeur digne d’un (Jean-Claude) Romand, et images d’archives (quasi found footage) donne force et réalisme à cette histoire rocambolesque et pourtant très humaine. Ajoutés à cela quelques inspirations formelles esthétiques, parfois via la mise en scène des raconteurs, parfois via l’utilisation d’illustrations rappelant fortement celles de Midsommar de Ari Aster, et Gaïaland, la tribu et le gourou prend une autre dimension. Celle du récit d’une utopie qui a mal tourné, mais qui n’en restait pas moins à l’origine le désir vif et légitime d’un autre monde, de la sortie d’un système capitaliste et sociétal oppressant, éreintant, destructeur.

L’utopie est importante. Mais simplement, il faut faire attention à ce qui nous guide, et il ne faut pas non plus se couper du réel” dira d’ailleurs la cinéaste Yvonne Debeaumarché qui nous met en garde contre les manipulateurs… et qui par là donne à cette fable mortifère une morale sensiblement similaire à celle du Corbeau et du Renard de la Fontaine :

“Il faut savoir garder la raison même quand quelqu'un nous flatte et nous dit ce que l'on veut entendre. La sagesse est toujours la plus forte.”

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