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Le monde vivant d'Eugène Green

Publié le 01/12/2003 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Critique
Le monde vivant d'Eugène Green

Le fabuleux pouvoir du réel

Dans une forêt profonde, un homme marche. Sur sa route, il croise divers personnages : deux enfants, un chevalier au lion, une pucelle gardée prisonnière dans une chapelle par un ogre monstrueux, l'épouse de l'ogre, une gente dame strictement végétarienne. Avant de tuer l'ogre et de délivrer la jeune fille, la dame et les enfants, le jouvenceau devra affronter de dures épreuves : retirer une épée de l'autel où elle était profondément enfoncée par un mystérieux enchantement, échapper aux bras tentateurs d'un arbre magique, surmonter la mort de son meilleur ami et son impuissance à le sauver, et triompher des traîtrises de son adversaire. On croirait l'histoire tirée en droite ligne d'un fabliau médiéval, sauf que les personnages portent jeans et chemises contemporaines, qu'on y parle avec d'étranges liaisons un français ampoulé, farci d'imparfaits du subjonctif mais mêlé de quelques expressions vachement tendance ( Oh, c'est super frais !). Et puis les choses n'y sont pas toujours ce qu'elles paraissent être. Le réalisateur du Monde vivant convie le spectateur à un jeu bien étrange. Pour suivre son histoire (et y prendre plaisir, car on s'amuse beaucoup), il faut accepter ce qu'il vous présente pour vrai : un chien est un lion, un lapin est un éléphanteau (il a déjà les longues oreilles, mais la trompe ne lui a pas encore poussé, sic !) et l'on revient de la mort aussi aisément que d'une visite dans sa belle-famille Mais finalement, qu'est-ce que le monde réel, sinon une série d'apparences et de conventions socialement admises ? Et si, pour suivre le film, il faut admettre qu'un chien labrador golden retriever est en fait un lion, parce que celui qui l'accompagne est le Chevalier au lion, assumez donc le fait que c'est un lion. D'ailleurs, il n'aboie pas. Il rugit.

 

On le voit, ce conte surprenant est saupoudré d'un humour qui joue pleinement du décalage avec le réel. Toutefois, le but premier n'est pas d'être drôle, la fable étant avant tout poétique et philosophique. Confortablement installé à côté de nous dans un fauteuil du Flagey, le réalisateur Eugène Green, jeans et chemise bleus, longs cheveux noirs et forte moustache, s'explique sur ses intentions. « J'ai toujours eu l'impression que ma vie est un voyage entre différentes réalités potentielles auxquelles je suis confronté, et entre lesquelles je refuse de choisir. En fait qu'est-ce que cet environnement dans lequel on est plongé et qu'on appelle réel ? Au Moyen-âge, l'homme ne cherchait pas à dominer la nature mais en était partie intégrante. Il ne faisait pas de différence entre la composante tangible de celle-ci, et sa partie sensible : le sacré, qu'il considérait comme faisant partie de la nature, à l'égal de lui-même. Le jeu induit par Le monde vivant devient alors une manière de faire sentir une réalité globale, existant au-delà des choses. « La carte n'est pas le territoire » disait Van Vogt. Dans ce but, le réalisateur brouille les références à une vérité objective. « Pour mettre le spectateur en présence d'une réalité qu'il ne voit pas dans sa vie quotidienne et lui faire comprendre que celle-ci existe aussi, et qu'elle fait partie de lui et de son monde, même s'il ne la voit pas. Nous vivons chaque jour davantage dans un univers où chaque élément est isolé des autres. Ce que j'appelle le monde vivant est une perception de la réalité qui relie les éléments entre eux. Par le cinéma, je cherche à faire prendre conscience au spectateur de ce lien et de cette unité du monde. »

 

Un concept pas toujours facile à saisir par des esprits rationalistes. Eugène Green introduit heureusement dans son récit une série de filtres qui aident à y pénétrer. Il y a une certaine dimension onirique, qui fait qu'il peut se passer des choses d'une invraisemblance totale, l'humour, ainsi que le travail très particulier opéré sur le langage. «Ce sont des moyens pour aider le spectateur à entrer dans le film et à recevoir l'énergie et les émotions directement » poursuit le réalisateur. « Tout artiste qui a un style personnel propose au public quelque chose d'inédit et il faut que le spectateur accepte ces règles, ici le principe du film. Une fois que le spectateur l'a accepté, cela devient naturel et il pénètre dans l'univers de l'artiste. Même si le style est très travaillé, avec une certaine rigueur dans l'expression, mon but est que le spectateur ressente les émotions fortes, et les émotions, cela passe toujours par quelque chose de spontané. L'intellect court-circuite l'émotion. Paradoxalement, si on ne connaît pas ce film, il faut peut-être un temps d'accoutumance mais une fois qu'on est rentré dedans, cela fonctionnera spontanément sans passer par une analyse intellectuelle. »

 

Le film, néanmoins, déconcerte. Il dégage une sensation étrange de rêve éveillé. Un doux délire familier où sont évoquées les forces fondamentales de la vie, de la mort et de l'amour. Le conteur évite heureusement de tomber dans le pédantisme en lançant constamment des clins d'oeil complices, comme pour nous rappeler que l'amusement est le sel indispensable de la vie. (« Attention », dit la Dame au jouvenceau avant son combat avec l'ogre, «il a répandu de la bave de limace sur les pavés de la cour pour vous faire tomber ». « Ne craignez rien », répond le jeune homme, « j'ai des chaussures anti-bave que m'a offerte ma maman. »). La manière de filmer d'Eugène Green  renforce encore cette impression d'irréalité. Beaucoup de plans fixes, de gros plans, de champ contrechamp sans sophistication. Un montage qui ne fait pas la guerre au temps, mais qui laisse naturellement aux émotions l'espace nécessaire pour se développer. Ce style n'est pas (seulement) dû au budget étriqué dont le tournage a bénéficié. « Même si je disposais de gros moyens, je ne ferais pas beaucoup d'utilisation de plans sur rails, de grues ou d'autres techniques sophistiquées. Je préfère fragmenter. La fragmentation rend les choses plus fortes. C'est la même raison pour laquelle je ne cadre souvent que les pieds, les mains ou une partie du visage». Par exemple, pour la rencontre du chevalier et de la dame sur le pont-levis du château de l'ogre, la caméra est au niveau des pieds des personnages.  « Si je l'avais filmée avec un plan large, cela aurait donné quelque chose d'anecdotique, tandis qu'ici, toute la tension et les émotions des personnages ressortent avec d'autant plus de force ». Dans la même optique le recours, pour représenter les actions rapides, à la technique, un peu surannée de la juxtaposition de plans. Le saut du jeune homme par la fenêtre de la chapelle pour retrouver la jeune fille prisonnière est montré au moyen de quatre plans très courts mis bout à bout : ses pieds décollent du sol, sa main attrape le rebord de la fenêtre, on le voit de l'intérieur dans l'embrasure et on voit ses pieds toucher le sol. « On aurait fait un effet spécial avec Nicolas qui décolle du sol, cela aurait été moins magique que de juste montrer ses pieds qui s'élèvent et sortent du cadre et la main qui s'agrippe à la fenêtre. »

 

Les personnages étant en osmose avec la nature, cette dernière joue un rôle très important. Les superbes paysages de moyenne montagne du sud-ouest de la France et les fabuleuses forteresses du pays navarrais font beaucoup pour l'atmosphère du film. « Quand j'ai écrit le film, je savais que j'aurais besoin de paysages impressionnants mais je n'avais pas en tête une région bien définie. C'est un peu par hasard que je me suis retrouvé dans ce beau pays, suite à de très bons contacts avec les responsables d'un cinéma de Pau qui m'ont permis d'obtenir une aide de la Région. Mais je m'y suis senti tellement chez moi que j'ai aujourd'hui deux autres projets qui vont se faire là-bas. » 

 

Mettons encore à l'actif du Monde vivant une superbe musique baroque, magnifiquement intégrée à l'action. A l'arrivée, tout amateur d'un cinéma original, inventif et drôle ne peut qu'être séduit par la vitalité de ce projet qui s'écarte sans complexe des sentiers battus de la raison raisonnante.. Le film, qui sera projeté à Flagey durant tout le mois de décembre, puis à Liège, au Churchill, en janvier 2004, est coproduit par Les films du fleuve. Eugène Green se montre enchanté de sa collaboration avec les frères Dardenne.  « On a notamment fait tout le travail sur le son en Belgique et cela s'est très bien passé. Les Dardenne se sont montrés très respectueux de mon travail et nous avons des rapports professionnels qui sont aussi des rapports amicaux. La meilleure preuve, c'est qu'on va collaborer sur mon prochain film, dont le tournage se déroulera en France au printemps et où Les films du fleuve interviennent à nouveau comme coproducteurs." Une collaboration dont on ne peut que se réjouir.

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