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Les Heures Heureuses de Martine Deyres 

Publié le 12/10/2020 par Kevin Giraud / Catégorie: Critique

Qu’est-il advenu de la psychiatrie en France ? Tandis qu’entre 1939 et 1945, plus de 40.000 internés meurent de froid et de malnutrition partout dans l’hexagone, les équipes de l’asile de Saint-Alban-sur-Limagnole redoublent d’inventivité, réinventent la psychiatrie, entrent en résistance. Au travers des quelques bobines de films amateurs retrouvées dans les archives du centre, et à l’aide de nombreux témoignages, Martine Deyres lève le voile sur cette expérience d’exception qui dura plus de quarante ans. 

Les heures heureuses de Martine Deyres

D’emblée, le documentaire s’ouvre sur ce qui sera sa forme de bout en bout. Des souvenirs abîmés, des photographies, puis l’image en mouvement, animée par le témoignage. Les voix nous emportent doucement vers le passé de ces personnages, que nous découvrons d'abord immobiles, figés par la pellicule, avant de les voir s’animer par l'archive filmique.

Cette plongée, ce retour vers le passé, Martine Deyres l’accompagne de son témoignage. Sans se mettre en scène mais en suivant les images par sa narration, elle crée, avec une grande humanité, le fil conducteur qui lie les scènes éparses retrouvées au détour des bobines, et les témoignages poignants des personnes qui ont gravité autour de Saint-Alban. 

Une humanité qui crève l'écran, dépasse la frontière du temps, et démolit la conception actuelle de l'internement. 

Libres, impliqués dans la gestion de l’hôpital, les hommes et les femmes sourient, se promènent dans le village, participent aux activités de la communauté. 

Initiée dès 1933 par la nouvelle direction d’Agnès Masson, puis par l’arrivée de Paul Balvet, de François Tosquelles, et enfin de Lucien Bonnafé, cette nouvelle approche de la psychiatrie visant à améliorer la vie des patients transpire à travers les images de quiétude et de sérénité de ces Heures heureuses. Ici, des patients qui font la sieste tranquillement au soleil. Là, le minibus Citroën flambant neuf - acheté par l’établissement pour les premières « vacances » organisées pour les patients - cancane en traversant le patelin. Tant de moments saisis par l’œil amateur de l’infirmier, du reporter de l’époque, ressuscités par la réalisatrice.

Inclure, plutôt qu’exclure, sera le mot d’ordre de Saint-Alban dès la fin des années trente, alors même que le rejet de l’autre et l’intolérance frappent à la porte. Cette inclusion, ce partage, seront salvateurs pour l’hôpital durant les années de guerre. Les idéaux communistes, moteurs des nombreuses améliorations engagées par Tosquelles et Bonnafé, attireront artistes et résistants, dont Paul Éluard, ou d’autres. Des liens se créeront, et des projets naîtront de ces rencontres, de ces échanges. 

 

Les heures heureuses de Martine Deyres

Partager, pour mieux apprendre les uns des autres, et avec les autres, c’est également ce qui conduira l’équipe à lancer de nouveaux projets, poussant toujours plus loin leur volonté d’être un trait d’union entre leurs patients et le monde qui les entoure. 

Et par cette ouverture d’esprit, par cette tolérance, l’art Brut trouvera sa voie. Ainsi, Auguste Forestier, interné à Saint-Alban, y réalisera la majeure partie de ses œuvres. Marguerite Sirvins, ses dessins, et sa robe de mariée. 

Sans que l’on s’en aperçoive, le documentaire de Martine Deyres glisse petit à petit de l’Histoire vers l’Art. Après avoir humanisé ces hommes et ces femmes, que nous aliénons de prime abord, elle nous fait découvrir leurs créations, fruits du respect et de la compréhension de l’équipe de Saint-Alban. 

En nous plongeant dans ce monde si riche, que nous évitons et que nous tentons de dissimuler à l’heure actuelle, la réalisatrice pose les questions qui tâchent. Pourquoi, alors que cette psychiatrie est possible, n’existe-t-il plus en France de formation d’infirmier spécialisé aujourd’hui ? Pourquoi cette approche a-t-elle été reléguée au rang d’expérience, et non normalisée ? Et surtout, de quoi, finalement, avons-nous peur ? 

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