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Nico, 1988 de Susanna Nicchiarelli

Publié le 18/04/2018 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

L’icône récalcitrante

Nico Icon  était un documentaire relatant la carrière de la chanteuse Nico (1938-1988). Prenant le contrepoint de ce titre fameux et du célèbre adage de John Ford, qui disait qu’à choisir entre la réalité et la légende, il valait mieux filmer la légende, le film de Susanna Nicchiarelli, co-production entre la Belgique et l’Italie, s’intéresse davantage aux coulisses qu’à la scène, à cette femme qui ne souriait jamais plutôt qu’à la star. L’accent est mis sur sa vie privée et sa déchéance (artistique, physique, mentale) plutôt que sur son statut, largement exagéré selon l’intéressée, d’icone musicale et de femme fatale. Le film suit Nico lors des trois dernières années de sa vie, de 1986 à l’été 1988, date de sa mort.

Egérie d’Andy Warhol, compagne de Brian Jones puis de Philippe Garrel, mannequin, actrice et chanteuse devenue célèbre grâce à sa courte collaboration (4 chansons seulement) à l’album The Velvet Underground & Nico (1966), l’Allemande Christa Päffgen (de son vrai nom) est surtout connue pour son étrange et inimitable voix grave, monotone et sépulcrale. Star éphémère de la fin des années 60, Nico continue d’enregistrer (6 albums solo entre 1967 et 1985), de faire l’actrice et d’enchaîner les tournées, mais la gloire lui file entre les doigts vers le milieu des années 70. Ses trois derniers albums sont des échecs critiques et commerciaux qui ne seront jamais réévalués de manière posthume, l’artiste étant davantage louée pour sa voix que pour la qualité de son écriture. Elle se produit dans des salles de plus en plus petites, progressivement oubliée par le grand public mais toujours objet de culte pour les aficionados qui ne jurent que par le Velvet Underground et qui patientent lorsqu’elle privilégie sur scène ses dernières compositions personnelles. À l’exception notoire d’une version live de These Days, stratégiquement placée en début de film, Nico, 1988 fait l’impasse sur les tubes pour se concentrer sur les chansons des années 80, imprégnées de souvenirs d’enfance et de la guerre, à Cologne, lorsque la petite Christa était effrayée par le sifflement des bombes. La douce mélancolie de These Days laisse la place à un rock/punk beaucoup plus agressif. « Cette musique est atroce ! », remarque en soupirant une assistante de Nico en l’observant, titubante et complètement déchirée sur scène.

En 1986, la chanteuse n’est en effet plus que l’ombre d’elle-même. Junkie invétérée carburant quotidiennement à l’héroïne, bouffie par l’alcool, elle ne tourne plus que pour pouvoir se procurer sa came et payer les factures médicales de son fils, Ari, né en 1962 d’une brève liaison avec Alain Delon. Ayant refusé de reconnaître l’enfant, Delon n’a jamais fait partie de la vie de ce dernier et son nom (probablement pour des raisons légales) n’est jamais cité dans le film. Tout au plus est-il mentionné qu’Ari est « aussi beau que son père ». Nico non plus n’a pas élevé son enfant. Trop jeune, trop irresponsable, trop obnubilée par sa carrière... Abandonné par ses célèbres parents, élevé par la mère de Delon (malgré les protestations de ce dernier), le jeune homme grandit en multipliant les tentatives de suicide et les internements en hôpitaux psychiatriques. C’est donc uniquement pour subvenir à ses besoins que Nico repart en tournée européenne car, comme elle le répète à qui veut l’entendre, elle n’a plus la moindre envie de chanter. Cette relation mère-fils toxique et complexe est au centre du film. Rongée par la culpabilité, Nico se découvre une tardive vocation maternelle et tente maladroitement de se rapprocher de cet adolescent fragile et instable. Mais elle finit par l’entraîner dans sa chute, notamment en lui faisant découvrir l’héroïne.

Formant la structure du film, les coulisses de cette tournée fauchée sont loin du glamour généralement associé à Nico. Amourette pathétique avec un imprésario sans envergure, voyages nocturnes éreintants à l’arrière d’une camionnette entre Manchester, Varsovie et Budapest, disputes sur scène avec ses musiciens, hôtels miteux, nuits de défonce, galas minuscules dans des pays de l’Est encore rongés par le communisme… l’envers du décor montre une femme lasse, pratiquement éteinte. Son nihilisme affiché en étendard rejaillit négativement sur tout son entourage. Rustre, agressive, peu chaleureuse, sans grande empathie pour les gens et le monde qui l’entourent (à l’exception d’Ari)... de toute évidence, Nico n’a aucune envie d’être là ! Les rares interviews qu’elle accorde la mettent de mauvaise humeur et ruinent sa réputation. Sans compter qu’elle déteste les jeunes musiciens qui lui ont été imposés, « des amateurs incompétents » selon elle qui, paradoxalement, ne veut plus entendre parler de ses comparses Lou Reed et John Cale, qui ont disparu de sa vie depuis belle lurette… Il n’y a guère que sur scène que Nico redevient parfois, le temps d’une chanson, l’artiste énergique, insoumise et précieuse qu’elle était. Mais ces moments sont rares et Nico, qui insiste pour qu’on l’appelle « Christa », rejette en bloc cette célébrité qui lui pèse.

La réalisatrice n’essaie que très rarement de nous la rendre attachante ou sympathique, un exercice risqué qui ne gâche pas la fascination qu’exerce cette femme tragiquement ordinaire, prisonnière d’une image extraordinaire et d’une profession qu’elle n’a pas su gérer. Exceptionnelle dans le rôle malgré un flagrant manque de ressemblance, la danoise Trine Dyrholm l’incarne sans fard et dans toute sa complexité, n’hésitant jamais à explorer ses côtés les plus sombres, vulgaires et repoussants. Son racisme avéré, notamment, n’est pas éludé même si la réalisatrice n’insiste pas trop sur le sujet… Ce récit à la fin inéluctable contraste avec quelques furtives images d’archive de la vraie Nico au sommet de sa gloire, icône blonde à la peau de porcelaine, filmée amoureusement par Jonas Mekas dans les années 60. Des moments qui renforcent l’impression générale de gâchis. Par son parti-pris radical, Nico, 1988 risque de frustrer ceux qui auraient préféré un biopic plus conventionnel et « héroïque ». Mais ce portrait radical d’une grande tristesse nous montre à quel point les paroles mélancoliques de These Days, que Nico chantait en 1967, se sont avérées étrangement prémonitoires…

J’ai arrêté de rêver
Je ne manigance plus trop ces temps-ci
Ces temps-ci
Ces temps-ci, je reste assise sur des pierres
À compter les heures
Je vous en prie, ne me confrontez pas à mes échecs
Je ne les ai pas oubliés

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