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Vénus noire de Abdellatif Kechiche

Publié le 08/11/2010 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

La passion selon Kechiche

Le dernier film d’Abdellatif Kechiche est un long calvaire de trois heures où rien ne nous sera épargné de la vie de Saartje Baartman, cette jeune femme africaine baladée en Europe, montrée comme un monstre de foire, vendue, exploitée, prostituée… La Vénus Hottentote, donc. Brillant et éreintant, Vénus noire est un film sans échappatoire. Un véritable coup de poing dans la gueule.

Vénus noire de Abdellatif Kechiche

Comment filmer l’insupportable sans le trahir, sans l’atténuer pour qu’il soit, justement, envisageable, soutenable ? Question éthique, s’il en est, qui se pose au cinéma, et à l’art, en général, que celle de la représentation de l’insoutenable. Et c’est bien l’insoutenable que Kechiche filme ici, à travers le chemin de croix de Saartje Baartman.

Long, très long, Vénus noire se construit sur la répétition inexorable, et crescendo, d’une interminable scène de torture morale déclinée sous toutes ses formes. On entre dans le film par l’exhibition scientifique et obscène du corps de cette femme - vendue encore, même morte, à l’Académie des Sciences de Paris - pour revenir la suivre cinq ans plus tôt dans ses représentations à Piccadilly Circus où son ancien patron afrikaner l’exhibe comme un monstre de foire. Poursuivi en justice par une société anti-esclavagiste, la voilà dans une cour d’assise en train de le défendre, puisqu’elle reconnaît travailler et assumer ce qu’elle fait. Le calvaire continue à Paris où elle rejoue son rôle d’animal sauvage, avant d’être exhibée dans la haute société parisienne, puis dans ses bordels raffinés, puis moins raffinés… Sur scène, toujours, au centre des regards, de chaque plan, il y a cette femme, de corps, de chair, filmé avec sensualité et beauté. Une femme qui continue de faire face, incapable de ne pas jouer son rôle, marionnette soumise à coup de promesses d’argent, à coup de poings, à coup d’avilissements, d’humiliations. Saartje se traîne, ballotée, de bourreaux en bourreaux. Chaque timide sursaut de révolte est maté, étouffé, anéanti. La jeune femme, peu à peu, abrutie par l’alcool, est de plus en plus fantomatique. Un zombie. Qui sortira de la scène les pieds devant, donc.

Dans cette scène magistrale du procès, la Vénus se refuse à se dire esclave. Elle est libre, elle travaille, elle est une artiste. Mais un personnage l’a dit un peu avant : il existe bien des sortes de chaînes. Dans quelle illusion de liberté se meut-elle ? Les raisons qui lui font endurer tout cela nous sont exposées dès la troisième séquence du film, au moment d’un sursaut de révolte, quand son patron, pour l’amadouer, lui fait miroiter l’argent qu’il y a là à gagner pour qu’elle puisse retourner vivre dans son pays, libre, dans sa maison. Un rêve de liberté, donc, d’émancipation, de bien-être matériel. Quel est le prix de la liberté ? Jusqu’où peut-on aller, dans la prostitution de soi-même, de sa dignité, de ses idéaux, de son corps au nom de cet horizon lointain fait d’autonomie financière ? Qu’est-ce que le travail et que signifie « se vendre » ? Le personnage de Saartje Baartman, qui nous semble pourtant sortir tout droit d’une époque archaïque qu’on voudrait croire sans retour, est pourtant bel et bien exemplaire d’une certaine modernité. Et chaque séquence du film fait résonner notre modernité derrière la question de l’esclavage, de la domination, de l’exploitation, dans le long chemin de croix de son personnage. L’argent comme carotte et bâton. Les mise-en-scènes, les représentations, les systèmes et leurs modélisations ont peut-être changé de visages, mais leurs fonctionnements, leurs causes et leurs effets, non. Une grande partie de l’intelligence du film de Kechiche est là, dans ses résonances contemporaines, dans son refus de filmer cette femme comme une esclave, dans sa volonté de comprendre ce qui la meut. Et ce qui la meut, jusque dans le pire, est aussi ce qui ce qui meut ses bourreaux, et la plupart d’entre nous.

S’il fallait définir la frontalité au cinéma, Vénus noire en serait une brillante illustration. Au-delà des regards caméra de l’actrice principale, au-delà des champ-contrechamp, au-delà des gros plans sur les visages, figure stylistique du cinéma de Kechiche, Vénus noire est un film frontal, une mise en scène de face-à-face, un affrontement perpétuel, entre celle qui fait l’objet de tous les regards et ceux, tous ceux, qui la regarde, qui lui font face. À travers ces représentations de spectacles, ces mise-en-scènes de mise-en-scènes, Kechiche, perpétuellement, va et vient entre sujet et objet du regard et tente de faire franchir à son personnage cette limite hermétique. Mais l’insoutenable, pour Saartje, est d’être perpétuellement renvoyée à cette place, de ne jamais réussir à se ressaisir pleinement y échapper. Chaque regard qui se pose sur elle où se pressent de l’humain, où s’abolit, un bref instant, l’infranchissable ligne de partage entre vie et représentation, spectateur et acteur, victime et bourreaux, s’écroule la minute suivante sous les applaudissements ou les cris ou le refus de voir en elle un être libre. Il n’y a que la caméra qui puisse franchir cette ligne. Kechiche ne quitte pas son personnage du regard. Sa caméra est à la fois forte et nerveuse, exigeante et lucide. Elle embrasse l’horreur, la prend à bras le corps, dans sa continuité. Les calvaires de cette femme sont des durées à endurer, au plus près des visages, des corps, des gestes, caméra mouvante et immergée dans de longues séquences qui ne laissent rien s’échapper, qui ne nous permettent aucun repli, qui n’ouvrent aucun hors champ. Dans ce cinéma de la participation, du corps à corps, on en sort couvert de bleus, anéanti, KO. La passion en question n’est plus tout à fait seulement celle de Saartje, mais belle et bien aussi celle du réalisateur, le seul qui puisse plonger avec elle, et nous entraîner avec lui.

Dans les trois précédents longs métrages de Kechiche (le dernier, La Graine et le mulet, plus dur et sombre encore que les deux précédents), il y avait du goût pour la lutte, de la fierté et de l’arrogance, un refus de se plier, de la rage, de la vie, en somme… Mais ici, rien. Rien n’est à sauver, rien. L’horreur, inexorablement. Seule lumière du film à quoi finalement se raccrocher : la lutte désespérée de ce réalisateur, la formidable colère et énergie qui préside à la genèse de Vénus noire, le geste même par lequel ce film existe.

Vénus noire. Sorti le 3 novembre.

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