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Victoria de Sofie Benoot, Liesbeth De Ceulaer et Isabelle Tollenaere

Publié le 30/06/2021 par Kevin Giraud / Catégorie: Critique

Grandeurs et déconfitures du rêve américain, nouvel épisode. Une autre histoire des États-Unis semble en effet émerger de Victoria, étrangement semblable à celle d'un Nomadland dont l'actualité est tout aussi prenante. Pour cadre de cette tragédie moderne, bienvenue à California City, ville mort-née à quelques dizaines de kilomètres de la cité des Anges, songe mégalomane d'un magnat de l'immobilier déchu qui souhaitait construire un nouvel Eldorado en plein désert. La nature hostile et aride a eu raison du projet, et seules les traces du rêve subsistent, rues gravées dans le sable ou déjà ensevelies par les bosquets. Un lieu de perdition mais aussi de promesses, attirant comme une sirène qui sait entendre son appel.

Lashay T. Warren est de ceux-là. Là où Los Angeles l'a rejeté, California City est devenu son havre de paix, la chance de pouvoir peut-être recommencer une nouvelle vie.

De ce postulat, le trio Sofie Benoot, Liesbeth De Ceulaer et Isabelle Tollenaere déroulent un documentaire qui se vit au rythme des errances de son personnage. Un film et un sujet dont on ne prend la mesure que lorsque les protagonistes commencent à évoluer virtuellement sur la carte de la ville, cette dernière se révélant alors dans toute l'ampleur de son vide. Mais n'est il pas plus facile d'habiter un vide déchu lorsqu'on est soi-même en dehors du monde ?

Minés par leur passé, Lashay et les différents personnages qu'il rencontre semblent néanmoins habités du même désir d'un monde meilleur, dont ils rêvent chacun à leur manière de faire partie. Perpétuant les traditions conquérantes et opiniâtres des pionniers d'un autre temps, ils refusent de se laisser abattre et partent à la conquête d'une terre aussi inhospitalière que prometteuse, à coups de râteaux, de balais et de palissades. Des conquérants ou découvreurs nouveaux qui narrent leurs aventures avec les médias modernes, entre messages vidéos et selfies souriants où pointent le cynisme et la clairvoyance.

Explorateur du désert, Lashay renomme les rues, rebaptise les collines, redécouvre des points marquants de la ville fantôme et se réapproprie les espaces. Qui pourrait lui enlever ce pouvoir, alors même que la philosophie toute entière du pays qui l'accueille prône sans cesse cet accomplissement de soi, avec toutes les contradictions que cela implique et qui ont mené le personnage jusque-là ?

Tendre avec ses protagonistes, souvent au plus proche de leurs émotions, le film n'en reste pas moins sans équivoque sur son interprétation de l'Amérique, patrie des inégalités et des laissés-pour-compte. Cette ville, peut-être berceau d'opportunités, semble au fil des plans surtout être un piège ou un trou noir aspirant inexorablement l'ensemble des éléments qui s'y aventurent, pour les insérer dans une stase dont il est impossible de s'évader. À l'image de ce terrain de golf, arrosé et entretenu sans discontinuer pour une poignée de nantis, pourtant eux aussi coincés dans ce trou. Un espace surréaliste coupant la cité en deux, où se croisent voiturettes et coyotes, et que Lashay traverse chaque jour faute de transport en commun pour le contourner. Aspirées également ces pièces de vaisseau spatial, retrouvées au hasard de leurs pérégrinations dans le désert par les protagonistes, échouées là tout comme ces derniers. Aspiré enfin, ce ballon d'hélium que Lashay tente de relancer dans les cieux, mais qui s'abîme après avoir parcouru 200 mètres, incapable de quitter ce lieu. Des images lourdes de sens, résonnant avec le destin des protagonistes.

Mais ceux-ci souhaitent-ils réellement repartir ? Que reste-t-il pour ces survivants d'un nouveau genre de là d'où ils viennent ? Le parallèle avec les premiers pionniers se poursuit jusque dans les motivations premières de ces nouveaux migrants. Pour Lashay, il ne reste au pays qu'un dernier ami vivant de l'autre côté de la barrière montagneuse, mais rien d'autre. Des fantômes, qui peuplent les images virtuelles de quartiers que le jeune homme parcourt depuis son ordinateur, sans avoir de ses propres mots aucune possibilité de retour. Une errance physique comme mentale, captée par la caméra.

"Now I'm good with the desert", annonce-t-il dans l'une de ses dernières tirades, entre les buissons et les bancs de sable. Entre acceptation de son destin et dépassement de son propre soi, cette phrase résonne comme un espoir, dans un film qui n'en est pas dépourvu, autour d'une génération refusant de se laisser abandonner par un système qui l'a mise de côté, dans une perpétuelle marche en avant.

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