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No Man's Land de Danis Tanovic

Publié le 01/10/2001 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Critique

La Guerre, C'est con !

 

Une nuit d'été dans la campagne. Un groupe se perd dans la brume. A la façon dont ils invectivent leur guide et ronchonnent, on pourrait croire à des randonneurs en balade, mais très vite, on voit les casques et les fusils. C'est un contingent de soldats bosniaques partis relever leurs camarades du front. Désorientés, ils décident de s'arrêter pour attendre le jour, mais lorsque celui-ci point, c'est pour s'apercevoir qu'ils ont dormi à 50 mètres de la tranchée ennemie.
On n'a pas le temps de s'esclaffer devant cette situation digne de la septième compagnie que le grotesque tourne au drame : fusils et char entrent en action et la petite troupe est hachée menu. Ciki ne doit la vie qu'à sa chute dans une tranchée creusée entre les deux lignes de front. Il va s'y retrouver coincé en compagnie d'un soldat ennemi, Nino, et d'un de ses camarades couché sur une mine antipersonnel qui risque de tous les envoyer ad patres au moindre éternuement. Pour en sortir, on appelle la FORPRONU, et arrive le sergent Marchand avec son petit blindé blanc. Il prend la mesure de la situation. Il demande du renfort, mais les ordres en retour sont on ne peut plus clairs : évacuer sans intervenir. Surtout ne pas mêler l'ONU à une conjoncture potentiellement dangereuse. Marchand, écœuré, laisse filtrer l'information à une journaliste anglaise qui organise autour de cette affaire un battage médiatique monstre. Voilà les officiers onusiens contraints d'intervenir…

La guerre, Danis Tanovic connaît. Il a eu l'occasion d'y goûter jusqu'à la nausée quand, pendant trois ans, il a été responsable des archives filmées de l'armée bosniaque. Il sait que ce n'est pas juste le bruit des pales d'un hélicoptère ou des soldats qui se canardent. "La guerre, dit-il, c'est un état d'esprit. C'est surtout ce qu'on a dans la tête quand on la vit et ce qui y reste pendant des années après." Derrière les images, on sent que ce qu'il raconte, il l'a vécu intensément, dans les sensations, dans les tripes. Ce n'est pas pour rien que No Man's Land a reçu, à Cannes, le Prix du Scénario. Costaude, l'histoire sonne juste, et frappe juste, sans fioritures ni détour. On y sent la révolte et la colère de l'auteur, et cet humour grinçant qui seul, peut-être, permet de garder sa raison au cœur d'une réalité cauchemardesque.
Ce que montre Danis Tanovic est à l'opposé de ce que choisirait de montrer une équipe de Hollywood. Pas de dramatisation excessive, pas de surenchère voyeuriste, pas de combats dans la dignité et l'honneur. Juste trois tranchées dans un paysage de montagnes presque paisible, en été, alors qu'il pourrait faire si bon vivre (merci de nous avoir épargné l'image d'Epinal de la tranchée, enfer de boue glacée, dans laquelle s'enlisent jusqu'au nombril d'héroïques poilus). Dans l'une d'elles, deux "ennemis" doivent, tant bien que mal, maîtriser l'envie de s'entr'égorger pour tenter de se sortir du pétrin.

Les personnages de Tanovic sont juste des hommes qui se sont laissés dépasser par un système de pensée tordu faisant du voisin l'autre à craindre et à haïr. Qui retrouvent des bribes de réflexes humains quand, en dehors des groupes anonymes, ils sont confrontés à l'autre, et qu'ils se rendent compte qu'ils parlent la même langue, ont fréquenté les mêmes lieux, les mêmes filles, nourri les mêmes rêves. Plutôt que des charges héroïques, le film montre de manière toute simple l'horrible ingéniosité que peut manifester homo sapiens pour massacrer son prochain (Vous avez un geste humanitaire pour aider un camarade blessé, mais dès que vous le déplacez, la mine antipersonnel placée sous lui "bondit" à une hauteur d'un mètre et explose dans une gerbe de billes d'acier qui réduisent en charpie tout ce qu'elles rencontrent dans un rayon de 50 m). Tanovic n'est pas tendre à l'égard de ses compatriotes, il est simplement sans manichéisme et sans angélisme. Il se fait franchement féroce avec les représentants de l'étranger : les casques bleus et la presse internationale. Les officiers onusiens sont particulièrement choyés : le capitaine Dubois qui lit des revues pornos les pieds sur son bureau pendant qu'à quelques kilomètres, d'autres hommes s'apprêtent à mourir, ou le colonel Soft, plus soucieux de l'organisation de ses points de presse que d'opérations de secours et qui ne se déplace jamais sans sa poupée d'amour. Compatissant et courageux, le sergent Marchand finira quand même par se taire et obéir.

La presse aide à débloquer la situation, mais le fait par pur intérêt, vautour pour qui seules comptent les images sensationnalistes du 20 heures. On sent chez l'auteur une déception par rapport à un système dont la population bosniaque attendait beaucoup, mais qui n'a rempli son rôle que dans la tête des occidentaux. D'où peut-être le dernier plan, l'un des plus terribles qu'on ait pu voir, mais qui, Tanovic dixit, est à l'image de la Bosnie d'aujourd'hui. Le film cependant n'est pas que noir. Il tire son tonus d'un ironique sens de l'absurde, et est traversé par ce féroce humour slave qui est la politesse du désespoir. Un exemple? Dans la tranchée serbe deux soldats font le guet, prêts à tirer sur tout ce qui bouge. L'un d'entre eux lit un journal et pousse soudain un soupir sonore. "Qu'est-ce qu'il y a? demande son compagnon. - Bon sang, quel bordel au Rwanda", répond-il en fermant son journal. On le voit, la vision de la guerre est à la dimension des hommes qui l'ont vécue. Et elle passe en force. Tanovic a impitoyablement dégraissé son film de toute scène superflue. Rien ne vient déforcer ou délayer le propos. La crédibilité de son histoire est encore renforcée par un travail rigoureux des comédiens, tous excellents. Les étrangers sont belges, français, anglais, mais les Serbes, Bosniaque et Croates sont tous des comédiens renommés dans l'ex-Yougoslavie, avec une solide expérience de tournages avec les Kusturica, Kenovic, et autres Markovic. L'un d'eux résume avec humour, toute la philosophie du film : "La guerre, j'ai été dedans pendant trois ans, cela me donne un petit avantage sur monsieur Sean Penn lorsque celui-ci doit jouer un soldat au front." Eh oui ! Tout est là.

No Man's land
35mm couleurs, 98'
Scénario et réalisation : Danis Tanovic. Image : Walter van den Eende. Montage : Francesca Calvelli. Son : Henri Morelle. Mixage : Angelo Raguseo. Musique : Danis Tanovic. Produit par Frédérique Dumas-Zajdela, Marc Baschet, Cedomir Kolar, Marco Müller, Marion Hänsel, Igor Pedicek, Dunja Klemenc, Judy Counihan, Cat Villiers pour Noé Production (France), Man's Films (Belgique), Fabrica (Italie), Studio Maj/Casablanca (Slovénie), Counihan/Villiers (Royaume-Uni) en collaboration avec le Centre du Cinéma et de l'Audiovisuel de la Communauté française Wallonie-Bruxelles, les télédistributeurs wallons et le fonds slovène du cinéma.

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