Abbas Kiarostami, le cinéma à l’épreuve du réel
La beauté du hasard est de permettre au temps d’inscrire une harmonie créative dans la réalisation temporelle d’un film. C’est le cinéma que nous offre le cinéaste iranien Abbas Kiarostami depuis ces trente dernières années. Comme nous le signalait Alain Bergala, Kiarostami est à lui seul « un continent nouveau sur la carte du cinéma ». Il ajoutait, réfléchissant au parcours du réalisateur du Goût de la cerise (Palme d’or au festival de Cannes -1997) : « Une telle chance - rencontrer son sujet de prédilection dans la réalité - se mérite. Cette Grâce ne peut advenir qu’à un cinéaste plus fort que sa propre maîtrise »
(1) Philippe Regel a réuni, dans ce volume, un ensemble de réflexions de spécialistes de l’œuvre de l’artiste iranien (Kiarostami est aussi poète, photographe, peintre). Regel démarre avec Jacques le fataliste et son maître et évoque un passage magnifique du roman de Diderot : « Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde (…) Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? » Le hasard donc, l’une des approches du réel qu’explore ce prince du jeu qu’est Kiarostami, avec, souvenez-vous de Le vent nous emportera, l’attente.
« Or le cinéma, nous explique Ragel, se méfie de l’attente comme d’une province de l’imagination, avec ses errances sans but et la monotonie de ses répétitions. Improductive selon le parangon hollywoodien, elle se révèle néanmoins très féconde sitôt qu’on la mesure à la question centrale du renoncement, qui ferme le film. Car c’est bien de cela qu’il s’agit dans Le vent nous emportera : mettre le regard d’un homme de télévision, donc élevé dans la culture du rendement et de la productivité des images à l’épreuve de cette attente, et montrer comment, modifiant le regard qu’il porte sur le monde, sur son métier, cette expérience le conduit à renouer à son projet ». Intitulé Au-delà du moderne et du postmoderne, l’article de Marco Dallo Gassa ne nous épate guère. On y trouve les critères universitaires - que l’on croyait révolus - de la lecture épistémologique. Pire, les parangons du cinéma post-postmoderne continuent à défendre l’idée que la technologie, loin de reproduire le vrai, simule le faux. Les myopes que nous sommes sont donc aveuglés par le réel, tous platoniciens devenus, tremblotants dans le faux que nous croyons vrai de notre caverne ! Faut-il en rire ou faut-il souligner que le cinéma asiatique (tout moderne qu’il soit) ignore ces petits jeux théoriques de la culture occidentale en se basant sur les formes de sa peinture : le rouleau. Et que le cinéma oriental s’intéresse davantage à sa propre culture tout à fait indépendante de la perspective « scientifique » qui domine en Occident (2). Chez Kiarostami, le faux mène au vrai et non à l’illusion, le mensonge mène à la vérité. Il n’y a qu’à voir Close up (1990), un film qui voit la fiction accoucher la réalité. Stéphane Goudet nous offre une brillante analyse de ce film (dont Kiarostami soulignait qu’il lui était « miraculeusement étranger ») intitulée, Kiarostami entre présence et absence. Qu’est-ce que Close-up, ce film qui lance le désengagement du réalisateur pour laisser vivre les acteurs et les spectateurs et dont Ten (2002) sera l’un des aboutissements d’un principe érigé par Kiarostami dans Le cinéma vers son second siècle ? Close-up donc, nous conte une imposture. Un amoureux du cinéma se fait passer pour Mohsen Makhmalbaf, le réalisateur-vedette du cinéma iranien. Kiarostami le capte à quelques jours du procès qui devait décider du sort de l’usurpateur. Close -up, film sur des personnes qui ne sont jamais à leur place et rêvent sans arrêt d’être quelqu’un d’autre, se présente à nous comme la rencontre d’un cinéphile qui voudrait devenir cinéaste et d’un cinéaste qui voudrait se faire passer pour un simple spectateur. L’échange est-il possible ? Comment mettre en scène cette substitution ? Stéphane Goudet traite avec brio de la manipulation derrière « l’apparente neutralité, à la fois par le montage et dans la mise en scène de détails à peine perceptibles, en nous rappelant l’art du mensonge (ou du non-dire,) pratiqué par Kiarostami, le Persan, sous couvert de « l’Art n’a pas à être jugé ».(3) Pour les fans du film qui ne peuvent que s’en souvenir - pas d’édition en DVD - Goudet nous signale l’existence d’une première version plus chronologique que celle que nous connaissons et qui démarre lors du procès et non pas avec le faux Makhmalbaf draguant une fille dans un bus. Alain Bergala dans Du paysage comme inquiétude nous signale d’emblée la singularité du cinéma de Kiarostami qui tient « à la place unique qu’il a su trouver à la frontière et au croisement des deux aires culturelles de l’Orient et de l’Occident, dont la Perse, royaume du milieu entre le monde gréco-latin et la Chine, a longtemps été une zone de passage, de rencontre et d’interférences ». Bergala nous rappelle que la camera obscura a été inventée à partir du point de vue centré sur la perspective de la Renaissance occidentale. « Elle induit de ce fait un mode de représentation quasiment obligé de l’espace et des figures dans cette espace ». Cette conception unique est différente du souci de l’aplat de la peinture persane, chinoise ou japonaise voire de l’icône russe. On comprend mieux les films de Paradjanov. Kiarostami est né dans une culture picturale héritière des miniatures persanes, où la représentation, pendant des siècles, a relevé d’un système perspectif bien spécifique et codé, indépendant de la perspective « scientifique » à point de vue unique, dominant l’Occident (dans la miniature persane, on peut découvrir deux modes perspectifs différents : la perspective linéaire et le plan « au sol »). D’où la mise en valeur d’une double vision de l’aplat, à côté de la perspective dans les paysages chez Kiarostami. « Dans ses films, on passe souvent d’un espace perspectif standard, avec ligne de fuite et profondeur, à un espace en aplat, volontiers en fin de film et de façon abrupte. Cette figure du passage d’un monde perspectif occidental classique au monde de l’aplat à deux dimensions se retrouve dans Et la vie continue et Au travers des oliviers. »
Mieux encore, le passage à l’aplat, chez Kiarostami, accompagne le portrait qui perd «du fait de son éloignement soudain, toute singularité individuelle ». Est-ce dû, se demande Bergala, de manière inconsciente, à l’interdiction islamiste d’imiter la figure humaine ? Bel article de François de la Bretèque, Abbas Kiarostami réinventeur du cinéma. L’auteur nous parle des premiers films d’Abbas Kiarostami procurant la fraîcheur du premier regard. 1. Le pain et la rue (1970-en DVD), La récréation (1972-en DVD), Le passager (1974-en DVD), La Solution (1978) et Le Chœur (1982-en DVD). Et si ce premier regard qui nous a enchantés provenait de la crise du cinéma occidental des années 90, un épuisement devant le flux illimité de la consommation audiovisuelle ? « Pour une cinématographie centrale épuisée, le salut venait une nouvelle fois de la périphérie. »
Pour Jean-Luc Nancy, la révolution Kiarostamienne aurait consisté à réinstaller le regard à la place de la représentation à laquelle le cinéma de l’Occident s’est consacré presque depuis le début de son histoire : substitution imputable à un caractère spécifique du rapport de l’Orient à l’image, attaché à celle-ci comme présence et non comme reproduction.
Le passage de Kiarostami au numérique avec ABC Africa (2001), Sleepers (2001), Ten (2002), Five (2004) marque un tournant dans son œuvre et lui permet de travailler avec une caméra DV, seul et libre, comme un peintre impressionniste travaillant sur le motif. Nous y reviendrons en vous présentant Virtuel ? À l’ère numérique, le cinéma est toujours le plus réaliste des arts, d’Angel Quintana, critique catalan (Barcelona). À Bientôt. (1) Abbas Kiarostami par Alain Bergala, édition des Cahiers du cinéma, coll. Les petits cahiers. (2) On comprend mieux le peu d’attrait pour la culture occidentale des maîtres du cinéma russe, Tarkovski, Paradjanov, Sokourov. Ce n’est qu’un retour de bâton face à notre ignorance pour la culture de l’icône orthodoxe (voir Andreï Roublev et Sayat Nova). (3) Gilles Deleuze, dans l’Image-temps : « Ce que le cinéma doit saisir, ce n’est pas l’identité d’un personnage, réel ou fictif, à travers ses aspects objectifs ou subjectifs. C’est le devenir du personnage réel quand il se mit à fictionner, quand il entre en flagrant délit de légender et contribuer ainsi à l’intervention de son peuple. »
Abbas Kiarostami, Le cinéma à l’épreuve du réel, coordonné par Philippe Ragel. Editions Yellow Now-côté cinéma.