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De Julien Gracq à André Delvaux par Phillipe Reynaert

Publié le 24/04/2023 par Gauthier Godfirnon / Catégorie: Livre & Publication

Nouvelle approche sur Rendez-vous à Bray

Dans De Julien Gracq à André Delvaux, Phillipe Reynaert dévoile une nouvelle facette d’André Delvaux en explorant de fond en comble Rendez-vous à Bray, son adaptation de la nouvelle Le Roi Cophetua de Julien Gracq.

De Julien Gracq à André Delvaux par Phillipe Reynaert

Ce livre était la thèse présentée par Phillipe Reynaert à la fin des années septante à l’ULB et vient d’être réédité. L’université gardait une certaine réserve par rapport à ce mémoire, car le cinéma n’était pas encore considéré comme une discipline académique. Quelques décennies plus tard, Richard Miller, de la maison d’édition CEP (Créations - Europe - Perspectives), a accepté de republier à l’identique cette analyse après avoir fait paraître Les carnets d’André Delvaux en 2018, livre pour lequel la fille du cinéaste avait rassemblé les notes de son père constituant des réflexions philosophiques sur les arts et le temps. De Julien Gracq à André Delvaux fait office de théorie annexe et logique pour encore mieux appréhender le lien entre les autres arts et le cinéma de Delvaux.

En présentant son mémoire, Philippe Reynaert avait mis en lumière l’absence de cadres théoriques en matière de cinéma tant à l’université qu’au sein de l’intelligentsia de l’époque. L’étudiant était donc parti d’une authentique page blanche et cette adaptation innovante fournissait le terreau idéal pour développer une analyse multifacette. Reynaert crée sa propre méthodologie en jonglant avec la créativité permise par cette absence de dogmes et les exigences universitaires. Gracq écrivait au sujet du film : « Ce que la fidélité formelle n’aurait pu accomplir est né – une certaine consanguinité sensible, au départ, étant donnée – de l’exercice sans retenue de l’indépendance et de la liberté. » Le travail de Reynaert a permis de mettre sur un même piédestal la littérature, aux textes et analyses canoniques, et le cinéma grâce à l’étude de cette adaptation révolutionnaire, de haute voltige. Malgré la technicité du livre et le jargon académique parfois obscur, ses analyses ont le mérite de pousser plus loin la réflexion sur la démarche novatrice, les diverses influences artistiques et l’avant-gardisme du cinéaste.

 

Reynaert explique que l’aspect romantique (au sens artistique du terme) du long métrage reflète indéniablement son inspiration littéraire, mais que le cinéaste a joué habilement avec la temporalité pour se détacher de l’œuvre originale. « Delvaux n’a pas cherché à éviter les dangers d’un sujet éminemment littéraire. Ces dangers, il les a abordés par la seule voie qui convenait, celle du style. » Le courant de conscience morose, nostalgique de Julien, ce « lyrisme nervalien » comme le décrit Reynaert et les va-et-vient constants entre un passé et un présent inextricables apportent une bouffée d’air frais à la temporalité du film. À la différence de souvenirs proustiens lointains et moins ancrés dans le présent, les réminiscences de Delvaux jouent un rôle déterminant dans l’intrigue. Richard Miller le résume bien dans la préface : « L’auteur et le cinéaste diffèrent en tant que créateurs de fiction. » Et alors que la nouvelle dépeint une progression linéaire, le film représente, par une temporalité chaotique, la complexité des pérégrinations mentales de Julien, en offrant une nouvelle perspective au récit et en résolvant le puzzle inachevé du livre grâce à l’art de l’image. Dans ce « poème teinté de rêve et d’érotisme », l’ambiguïté et le mystère des rapports entre les protagonistes au sein de cette temporalité inhabituelle confère une originalité atemporelle au style du cinéaste.

 

Philippe Reynaert démystifie par la même occasion le caractère a priori tarabiscoté du film. « Le cinéma est un art sur la nature duquel on n’a pas fini d’ergoter. Dernier né des sept arts, il a pris de ses prédécesseurs le meilleur. (…) À la musique, il a tout pris. Ce mélange savamment dosé, le cinéma l’a littéralement mis en mouvement. » Selon le cinéphile, dans le film, la peinture, la musique et le cinéma s’épousent et créent une union étroite qui fait voyager le spectateur dans une perspective nouvelle des arts. Dans sa thèse, ses incursions dans la musique, dans l’art pictural, ses digressions littéraires, ses rapprochements avec d’autres cinéastes et sa comparaison avec la philosophie d’Hegel rendent son analyse pluridisciplinaire et exhaustive.

 

Reynaert éclaire aussi le spectateur sur le thème sous-jacent de l’homosexualité réprouvée dans la société belliqueuse, classiste, impitoyable du début du vingtième siècle. La tension sexuelle entre Julien et Jacques est tout sauf explicite et tout se joue à travers le prisme d’un érotisme assumé entre les deux hommes et les héroïnes du film. Cette violence et cette insolence masculines seraient le revers de la médaille de leur concupiscence.

Le cinéphile conclut son œuvre en citant Ricardou : « Pour le roman et le cinéma, l’avenir réside sans doute dans l’établissement de leurs spécificités respectives, ou, si l’on préfère, dans la recherche, toujours élargie, reprise et précisée, de leur définition. » L’expertise pointue de Reynaert révèle les divergences, les convergences et les zones grises de ces arts, mais il n’en demeure pas moins que ces limites peuvent toujours être dépassées.

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