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ADAM de Maryam Touzani

Publié le 01/11/2019 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Casablanca Blues

La séquence d’ouverture donne immédiatement le ton désespéré, cruel du film : à Casablanca, Samia (Nisrin Erradi), enceinte de 8 mois et à la rue, postule pour un emploi dans un salon de coiffure. L’entretien se passe bien et, à sa grande surprise, Samia décroche le poste. Mais la jeune femme n’a pas le temps de crier victoire car elle commet une erreur qui gâche tout : elle supplie sa nouvelle patronne de la loger dans l’établissement, dans un coin, où elle ne gênera personne… et c’est ainsi que, quelques secondes seulement après avoir décroché cet emploi inespéré, elle le perd. La société marocaine, à Casablanca, n’est pas différente qu’ailleurs sur le sort des sans-abri, à peine tolérés, toujours regardés avec méfiance. Le regard sur les femmes enceintes qui n’ont pas de mari pour les entretenir, est, lui, sans la moindre pitié.

La nuit, Samia dort sous les porches et la journée, elle fait du porte-à-porte pour vendre ses services. Elle sait cuisiner, faire le ménage, le repassage, s’occuper des vieilles personnes. Elle fait chou blanc, jusqu’au jour où elle est prise en pitié par Abla (Lubna Azabal), une veuve inconsolable, d’une grande froideur, boulangère et mère d’une fillette de 10 ans, Warda (Douae Belkhaouda). Abla, qui subit les avances quotidiennes de Slimani, un benêt moustachu un peu trop insistant, accepte, sur un coup de tête, d’héberger Samia pendant quelques jours, mais lui adresse à peine la parole, ou lui parle avec mépris. 

Adam, du prénom du bébé que porte Samia, est l’histoire de deux solitudes qui vont devoir s’affronter, s’apprivoiser, qui vont se détester avant, peut-être, de s’apprécier. Chacune à leur manière, Samia et Abla sont prisonnières et cherchent un refuge dans la fuite, dans le déni. Samia est prisonnière de ce bébé qui grandit dans son ventre, dont elle seule connaît l’identité du père et qui l’empêche d’affronter sa famille. De son côté, Abla est paralysée par le deuil inattendu qui a frappé son existence, son mari étant décédé accidentellement. Devenue un être désincarné, elle vit au jour le jour, s’efforçant de ne penser à rien et de dissimuler le moindre sentiment, refusant d’écouter la musique qu’elle écoutait autrefois avec son bien-aimé. Ces deux femmes modernes, chacune à sa façon, doivent faire face à ce que la vie a de plus beau (une naissance) et de plus cruel (un décès) à offrir. Mais au-delà de leurs problèmes intimes, Samia et Abla sont également victimes de cette société patriarcale et ultrareligieuse qui met au ban les mères célibataires et leurs enfants bâtards et, de manière générale, considère toujours les femmes comme des êtres inférieurs. Un monde où les règles de bienséance, dictées par la religion, sont immuables, la moindre décision sortant des clous de la tradition étant considérée comme une insulte envers l’Islam, envers les hommes. Samia doit faire face à ce rejet sociétal, aux regards méprisants, au qu’en-dira-t-on, mais aussi à sa propre honte.

Dans un premier temps, la présence, pourtant discrète, de Samia gène Abla et, sous le prétexte de lui avoir offert un toit pour quelques nuits, elle la regarde de haut. Ce n’est pas un immense spoiler de dévoiler que les deux femmes vont finir par se rapprocher. Le film de Maryam Touzani explore cette relation naissante, qui évolue au cours des semaines, avant et après l’accouchement de Samia. Se sentant incapable d’élever son bébé seule, Samia envisage de le déposer dans un centre d’adoption. « Avec moi pour mère, ce bébé n’a aucun avenir. Il sera rejeté toute sa vie, considéré comme un bâtard, regardé de travers. Si je le garde, il n’aura jamais la moindre chance… » Pour Samia, dans cette société-là, abandonner son bébé devient presque un geste héroïque. Mais s’y résigner est un déchirement insurmontable.

Grâce à la sensibilité de sa réalisatrice, Adam est avant tout une touchante histoire d’entraide face à l’adversité, histoire simple, mais universelle d’une rencontre et de deux métamorphoses inespérées, à commencer par celle d’une jeune femme à peine sortie de l’adolescence, qui se découvre de nouvelles ressources grâce à cette maternité qui la dépasse, la transcende et réveille ses instincts primitifs enfouis. Inspiré de rencontres faites par Maryam Touzani, Adam donne l’occasion à ses deux actrices principales de montrer l’ampleur de leur talent. Avec ses grands yeux tristes, Nisrin Erradi, une révélation, se montre douce, réservée et amoureuse de la vie malgré ses malheurs. Monolithique pendant une grande partie du film, Lubna Azabal finit par retrouver goût à la vie grâce à la présence de Samia, qui l’oblige à faire son deuil. Drame austère en huis-clos (on quitte rarement la maison d’Abla), à la mise en scène épurée, évitant le sentimentalisme comme la peste, Adam gagne en lumière quand ses héroïnes aux cheminements parallèles commencent enfin à entrevoir cette petite lueur d’espoir qu’elles pensaient à jamais éteinte.

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