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Anonyme d’Eric Smeesters

Publié le 05/02/2010 par Philippe Simon / Catégorie: Critique

Urbaine solitude


Le dispositif qui préside à la réalisation du premier film documentaire d’Eric Smeesters est, au premier abord, simple et empreint d’une certaine innocence. Pendant un an, le réalisateur a planté sa caméra dans un lieu public particulièrement fréquenté dans le centre de Bruxelles et, comme il le dit au début de son film, a sauté dans le vide. Il a filmé. De jour comme de nuit, sans calendrier préconçu, il a filmé dans la foule des grands jours comme dans l’isolement de la nuit profonde. Il a filmé des hommes et des femmes seuls, déambulant, s’arrêtant ou restant assis sur un banc, comme à la marge de la foule, à la périphérie du flux marchand, un rien déboussolés, un rien isolés, un rien là, seulement là. Face à sa caméra, il les a voulus surpris, gênés, troublés, curieux et parfois même amusés, voire complices, mais toujours inconnus, anonymes. Accordant beaucoup d’attention à la durée de chaque plan, restant à l’affût, en tension de regard, il a su rendre palpables les questions que cet exil urbain appelait.

Anonyme d’Eric Smeesters

 

Et comme il filmait les gens, il a filmé les lieux, cette place devenue lieu de transit, lieu de passage, zone de circulation inhabitable. Il a filmé une forme de silence, d’étrangeté au monde, celle du désert humain avec ses bacs à fleurs en ciment, ses arbres fantomatiques, ses bancs de béton, ses vides travaillés de courants d’air, rendus à l’insignifiance des poubelles et à l’abandon des détritus.

 

De là sans doute, il a construit la bande-son tel un miroir décalé du silence des images, mixant, aux bruits de la ville, une série de récits, de témoignages d’hommes et de femmes qui, confrontés à la détresse de l’autre, ont vécu une expérience forte et marquante. Récits travaillés d’émotions et d’affects, brisant l’aphasie sociale comme un premier pas vers l’autre, comme l’amorce d’une autre relation, d’un autre dénouement à la solitude et à l’isolement.

On l’aura compris, Eric Smeesters ne cherche ni l’événement, ni la démonstration. Au contraire, pour lui, tout est esquisses, suggestions. Pas de rencontres à proprement parler, mais la volonté de filmer l’idée même de rencontre, de sa possibilité, du surgissement d’un tel instant. Plus le travail de sa caméra s’installe et se répète, plus on comprend que, ce qui se dit, est d’abord et avant tout affaire de hors-champ. À nous spectateur de deviner, d’imaginer ce qui se cache dans l’amont comme dans l’aval des plans qu’Eric Smeesters nous propose. À nous d’écrire les histoires de ces moments fugitifs et, comme le font ces hommes et ces femmes qui se racontent dans la bande son, à nous de trouver nos propres histoires venant nourrir ce silence auquel Eric Smeesters nous confronte.

 

Et c’est peut-être là, dans cette trop grande retenue, dans ce trop grand souci de ne pas trop en faire, de ne pas trop en dire qu’Anonyme ne trouve pas la justesse de son écriture. Filmer l’autre suppose un risque tant pour celui qui filme que pour celui qui est filmé. En réduire la portée à un a priori de départ dont nous serions tous conscients, c’est faire l’économie de ce qui se joue réellement dans la relation du filmeur au filmé, c’est laisser grande ouverte la porte à ces malaises que suscitent les images volées et les regards cachés. Il y a, à ce sujet, une forme de timidité, de pudeur mal placée dans la réalisation d’Anonyme qui semble évacuer ces questions essentielles. Et si Eric Smeesters réussit, avec brio, à filmer cette « urbaine solitude », il reste quelquefois en de ça des enjeux de son film.

 

Démarche difficile, aventure périlleuse, Anonyme touche par la sincérité de son propos autant que par les maladresses de sa réalisation. Il y a, chez Eric Smeesters, un vrai souci de cinéaste et s’il demande encore à s’éprouver, il n’en demeure pas moins que son film existe et nous trouve et nous parle.

Second appel à histoires lancé pour le projet radio 'Passeurs d'histoires' . Il s'agit de bulles radio quotidiennes diffusées de janvier à juin 2010 sur une quinzaine de radios en Belgique (chambre d'écoute). Ce projet pluridisciplinaire (qui comprend aussi l'écriture d'un livre voyageur) a été créé à la suite du film, ce n'est pas si fréquent...

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