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Autrement, la Molussie de Nicolas Rey

Publié le 15/12/2012 par Philippe Simon / Catégorie: Critique

Autrement le cinéma

« La technique : l’ensemble des procédés ordonnés, scientifiquement mis au point, qui sont employés à l’investigation et à la transformation de la nature. » Le Robert

image du documentaire Autrement, la Molussie, le dernier film de Nicolas Rey, se présente de prime abord comme une invention cinématographique ou plus précisément comme une invention « pour faire du cinéma ». À ceci près qu’il ne s’agit pas ici de souscrire à la fabrication d’une nouvelle technique visant à reproduire la réalité, mais d’élaborer une forme d’écriture explorant le réel de façon telle que la pertinence de cette technique en soit bouleversée. Autrement dit, il ne s’agit pas ici d’accepter l’usage d’une technique et le rapport au monde qu’elle implique, mais de concevoir une mise en récit qui vienne perturber radicalement notre façon de voir le monde et donc, incidemment, notre relation à cette technique.

De là cette architecture complexe et très réfléchie qui soutient le projet du film. Horizontalement, celui-ci se compose de neuf chapitres indépendants, d’une durée variable et que chaque projection va distribuer selon un ordre aléatoire. Illusion sans doute d’une histoire sans cesse différente, mais évidence d’un film jamais clos, ayant rompu avec le sens linéaire de l’Histoire pour mieux signaler que ce dont il parle se situe entre sa singularité momentanée, l’ordre de la projection et cet universel qu’il énonce, le contenu des chapitres.

Verticalement, chaque chapitre (sauf un appelé Interlude), développe une même structure. À la base, il y a la lecture à voix haute en allemand d’extraits d’un roman de Gunther Anders (1), La catacombe de Molussie. Ce roman allégorique écrit entre 1932 et 1936 met en scène les histoires que se racontent des détenus dans une prison d’un état fasciste imaginaire, la Molussie. Pour chaque chapitre, Nicolas Rey a choisi une histoire se suffisant à elle-même et qui, sous des allures de fable philosophique, interroge l’invisible, le dehors, l’autrement. Vient ensuite une bande-son composée d’ambiances de nature parasitées par les bruits du labeur industriel des hommes. Enfin, comme complétant le tout sans jamais l’illustrer, se développe la bande-image faite de longs plans de campagnes, bords de mer, bords de route, habitations et de quelques activités humaines prises dans des lieux de travail tels qu’une scierie ou un centre de contrôle météo. Ces images tournées en 16mm, à la trame passée, mais à la densité lourde de beauté, semblent trembler, prêtes à vaciller comme sous l’effet d’une menace opérante et diffuse.

Des récits de la prison de Molussie à ces images somme toute banales, mais comme hantées d’une présence en passant par la musicalité discordante de la bande-son, va prendre corps, une façon de voir, forme de découverte que la succession aléatoire des neuf chapitres va amplifier et conforter. L’aventure que nous propose Autrement, la Molussie surgit progressivement à la croisée de ces deux axes enserrant le lieu d’un point de vue. Et c’est là, dans cet espace du surgissement, que Nicolas Rey pose l’enjeu de son film, dans ce mouvement de bascule qui nous entraîne du visible vers l’invisible, du connu vers l’inconnu, du semblant vers l’autrement.

Bien sûr, le film a les allures d’un bricolage ludique et surprenant. Bien sûr, un réel plaisir oulipien préside à sa réalisation. Bien sûr, il joue avec humour de trouvailles inattendues, l’effet toupie de certains plans en est un exemple parmi d’autres, mais son enjeu dépasse, et de loin, cette simple mise en jeu. Quand dans son film, Nicolas Rey nous donne à voir un champ, il nous propose non pas de comprendre, mais de ressentir ce qu’il y a derrière ce champ, ce qui le constitue, ce qui en est sa vérité. Quand il filme ce champ ou une femme observant les fluctuations du temps sur l’écran d’un ordinateur, il met déjà en scène un rapport au monde, celui de la domestication. Dans sa volonté d’une écriture radicale, rien n’est innocent, car chaque élément est nécessaire pour nous faire percevoir une forme de tyrannie, celle de cette médiation entre l’homme et son milieu naturel qu’induit la technique.

Faire l’expérience d’Autrement la Molussie, c’est déjà penser pratiquement les conséquences de cette médiation, ce qu’elle transforme dans la réalité des hommes et impose de soumission et de mépris du vivant. User du cinéma pour mettre en cause la vérité de la technique peut sembler paradoxal, mais le cinéma est peut-être le lieu émotionnel où une telle critique peut dépasser son simple énoncé philosophique pour nous rendre plus sensible ce qui nous tient en servitude. À cela, le film de Nicolas Rey réussit une réponse qui ne laisse subsister aucun doute.

Gunther Anders, penseur allemand « anti-industriel », est surtout connu pour son ouvrage L’obsolescence de l’homme (deux tomes : l’un, chez L’encyclopédie des nuisances, l’autre chez FARIO) où il critique radicalement la médiation qu’induit la technique dans la relation de l’homme à son milieu naturel.

Autrement, la Molussie de Nicolas Rey
Tout à trac prod, 2012, 16mm, coul, 81’.