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Bare d'Aleksandr M. Vinogradov

Publié le 04/11/2021 par Adèle Cohen / Catégorie: Critique

Alors que notre rapport et l'accès au corps de l’autre a sérieusement été éprouvé depuis plus d’un an, où la proximité est devenue un problème essentiel, le documentaire du cinéaste Aleksandr M. Vinogradov, Bare, nous plonge dans le monde d’avant d’une manière radicale qui déconcerte un peu aujourd'hui.
En suivant le processus de création du spectacle du chorégraphe belge Thierry Smits intitulé 
Anima Ardensle cinéaste filme les corps au plus près, sans artifices ou faux-semblants comme les derniers espaces de liberté qu'ils étaient. Mais le sont-ils encore aujourd'hui ?

 
Bare d'Aleksandr M. Vinogradov

Depuis trente ans, Thierry Smits et sa compagnie Thor se sont engagés dans une démarche artistique dans laquelle le corps est envisagé comme un espace politique, à la fois objet de désir, de plaisir mais aussi de finitude. Les nombreuses créations créées au fil des années naviguaient librement entre des esthétiques pop et queer, volontiers provocatrices, mais aussi épurées et contemporaines. Le dernier spectacle Anima Ardens (âme ardente) franchissait encore un pas dans l’exploration des frontières et proposait une radicalité plus exigeante encore en imposant sur scène des êtres mis à nu, dans tous les sens du terme. Dans tous les sens, c'est-à-dire dans la création d'un spectacle (presque) sans costumes ni décors, une boite d'une blancheur polaire où des corps exposés dans toute leur fragilité et leur puissance nous ramenaient vers des pulsions souvent occultées. 

Le cinéaste Aleksandr M. Vinogradov était sans aucun doute la personne idéale pour suivre la création de A à Z de ce projet. Remarqué au prestigieux festival parisien Vision du réel avec son film Call me chaos en 2015, puis Under the dress en 2019, le cinéma de Vinogradov, entre douceur et rugosité, n'a pas peur de la confrontation ni d'interroger les frontières les plus troubles, à la marge. Invité dès le départ de cette aventure auprès du chorégraphe belge, le cinéaste filme donc chacune des étapes, le casting, les terribles éliminations, le travail quotidien, les pauses clopes, les doutes, les remises en question, les douches, jusqu'au moment où enfin, le spectacle pourra avoir lieu. Jamais on ne suivra les onze garçons choisis par le chorégraphe dans leurs lieux de vie, chaque être étant et restant avant toute autre chose un danseur confiné dans le studio de répétition, chacun restant surtout un corps au travail, habité par cette « âme ardente » qu'il faudra bien faire advenir sur la scène. À la radicalité du spectacle proposé par Thierry Smits répond ainsi le film, lui même épuré et nu dans un rejet total de l'inutile, au plus près, au plus dense, jusqu'à l'os pourrait-on dire, même si l'on y voit beaucoup de chair.

Si la nudité de nos jours ne choque plus personne, elle reste ici frappante à divers niveaux. Dans un premier temps, elle est interrogée par les danseurs eux-mêmes qui, s'ils l'acceptent sur la scène, n'ont peut-être pas le même rapport devant une caméra, cette enregistrement qui garde tout sur le long ou très long terme. Ensuite, loin d'être dans la séduction aguicheuse, cette nudité est ici le signe d'une humanité dans ce qu'elle a de plus brut, voire trivial. Les corps sont tordus, pliés, ils se balancent et s’entrelacent pour ensuite exulter dans une sorte de frénésie sauvage et délirante. Cette nudité qui confronte l’homme à ses origines prend donc le risque de retomber dans l’animalité, dans une présence douloureuse au monde, l'accouchement d’un lyrisme lancinant. Et dès le départ, c'est bien ce que nous ressentons dans le rapport extrêmement tendu et sans concession qu'instaure immédiatement Thierry Smits avec ses danseurs, plus « metteur en crise » que metteur en scène, poussant le dépassement de soi et le lâcher prise. Et c'est également ce que va proposer, à sa manière un peu plus douce le cinéaste, laissant même la caméra filmer sans personne derrière pour voir ce qui pourra advenir, quelle transgression ou quel dépassement pourra être proposé naturellement, sans forcer.

Porté par la création sonore de Jean Fürst et Francisco López, faite de pluie, de vent, de bourdonnement, cette tribu masculine qui fait corps avec la nature n'est jamais sublimée par le film mais comme capturée, prise sur le vif sans aucune complaisance. Et c'est là toute la force du travail du cinéaste d'avoir collé avec autant de justesse au projet chorégraphique et de ne pas s'être laissé emporter par la force des images qui, si elle est bien réelle, ne cède pas jamais le pas sur la nécessité.

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