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Bazin en Asie

Publié le 08/01/2009 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication

Bazin vous avez dit Bazin ?Bazin en asieLe numéro 640 des Cahiers du Cinéma est passionnant parce qu’il revient aux fondamentaux de la revue : André Bazin qui en fut le créateur. Un dossier intitulé Bazin en Asie lui est consacré. Nous voilà hors de l’illusoire topologie d’un cinéma hollywoodien ne cessant de diffuser, à l’échelle mondiale, les codes de l’American way of life – American dream. Un article de David Li Lei-Wei nous explique, à partir du cinéma chinois contemporain, combien le néo-réalisme italien défendu par André Bazin a retrouvé vie dans la Chine post-socialiste.

« L’insistance de Bazin sur la fidélité à la réalité renvoie à sa conception de l’humain en relation avec ses origines naturelles et sociales. Un appel à la « préservation de la vie par la représentation de la vie ». Li Lei-Wei nous signale que The World de Jia Zhang-ke « met en scène les nouvelles techniques de colonisation de la nature, quand l’intériorité même de nos esprits et de notre corps est sujette aux modifications produites par le capitalisme contemporain ».

Jia Zhang-ke, quant à lui, affirme avoir découvert en lisant Bazin que celui-ci « défendait ce que je faisais : j’étais bazinien sans le savoir ». Belle comparaison aussi de l’auteur sur Still Life de Jia Zhang-ke et Allemagne année zéro de Rossellini. Il conclut en nous expliquant que « de ce point de vue, le cinéma de Jia Zhang-ke accomplit parfaitement ce que Bazin appelait de ses vœux dans Ontologie de l’image photographique, l’embaumement du moment historique, en le sauvant simplement de sa propre corruption. » (1)
Nous entendons les sirènes hollywoodiennes (2) : Taratata, mon loulou, soyons modernes, nous sommes à l’époque du numérique qui triomphe avec les images de synthèse et avec le monde du virtuel, en un mot comme en cent dans le pop-corn movie ! Et bien, non ! Ce désintérêt pour le projet humain n’est pas la seule perspective. La révolution numérique nous permet de résister à l’immense conversion (séduction ?) au blabla répandu par le cinéma postmoderne (3).
« Alors qu’Hollywood – et le cinéma grand public de manière générale – tire parti de cette capacité de simulation et de manipulation de la perception photographique du réel, une autre tendance consiste à explorer de façon tout à fait différente les multiples possibilités esthétiques et discursives offertes par le numérique » nous explique Cécile Lagesse, de l’Université de Yale, dans un article intitulé : Still Life de Jia Zhang-ke : le réalisme à l’âge numérique. « Ce travail se fait moins au stade de la postproduction qu’au moment du tournage. Car il s’agit de créer une esthétique nouvelle, en complète opposition avec celle de films réalisés en studio ». Mais en pratique, loulou ? Still life, réalisé en 2005, présente un usage de la caméra numérique « qui permet à Jia Zhang-ke non pas de s’éloigner de la réalité filmée, mais d’y pénétrer plus profondément. (…) L’authenticité de l’image n’est en effet plus assurée par le caractère mécanique et automatique de la caméra argentique. Le travail du réalisateur peut alors s’apparenter à celui du peintre, au sens ou celui-ci peut désormais retoucher l’image à sa guise et créer une vision personnelle du réel. »
Le cinéma numérique chinois semble maintenir la distinction faite par André Bazin au début des années 1950 entre « les metteurs en scène qui croient à l’image et ceux qui croient à la réalité ». Petit supplément, l’un des effets du cinéma numérique est la navigation entre l’image et la réalité à travers les retouches qu’offre, depuis toujours, l’art pictural, en un mot, la peinture. Dès lors, le style ne s’élabore plus lors du travail de la post-production numérique mais dans l’immédiateté ressentie –car réelle – du contact à la réalité.
« Jia Zhang-ke réussit ainsi à faire d’une technique et d’une esthétique généralement mise au service de l’irréel, cette science fictionnelle, un moyen de perpétuer une vision éthique du cinéma. Un rapport entre réalisateur, spectateur et réalité tel qu’envisagé et théorisée par André Bazin il y a plus de cinquante ans. » Bazin ne disparaît pas face à la représentation, à une imitation du monde en images de synthèse. Il revit grâce à une ère numérique permettant de capturer la réalité, de saisir le flux du temps dans l’image en dehors même d’un cinéma du tout virtuel. (4)
L’article le plus étonnant se nomme Miyazaki, cinéaste bazinien. Pardon ? Pince-nous l’œil, loulou, tu délires ! Non, non, Kan Nozaki, professeur à l’université de Tokyo n’a pas l’air de sortir d’un asile. « Quels films, se demande notre explorateur asiatique, peut-on considérer aujourd’hui comme un aboutissement de cette longue marche du cinéma animé à la recherche d’un réalisme qui lui soit propre ? Une réponse s’impose : l’œuvre de Hayao Miyazaki ». Certes, le rapport des hommes à la nature est une figure majeure chez Miyazaki, dès son premier long métrage, Nausicaa de la vallée de la mort (1984), mais ce qui interroge le docteur Nazaki, c’est le rapport entre réalité et films féeriques. « À nouveau, on est tenté de citer Bazin qui, à propos des films féeriques d’Albert Lamorisse, écrit (dans Qu’est-ce que le cinéma ?) que les fictions ne prennent tout leur sens ou, à la limite n’ont de valeur, que par la réalité intégrée de l’imaginaire. Les films de Miyazaki partagent une ambition identique. Atteindre, au moyen des images animées, ce point sublime où le réel et le fantastique se confondent et donnent accès à une vérité magique. » Bizarre…
Rappelons qu’en cette année 2008 (qui est la date anniversaire de la naissance d’André Bazin et sa mort il y a 50 ans), Les Cahiers du cinéma ont publié, chaque mois, un texte inédit du fondateur de la revue jaune. Jean-Michel Frodon, dans l’exergue du dossier Bazin en Asie, nous signale les colloques sur Bazin à Paris VII (25 au 29 novembre), à l’université de Shanghai (13 et 14 juin) avec Jia Zhang-ke et Hou Hsio-Hsien, à l’Université de Yale (le 7 décembre) sous la direction de l’incontournable Dudley Andrew, le biographe de Bazin.
Le numéro 640, décembre 2008 des Cahiers du cinéma vient de réaliser un dossier incontournable.

 

(1)Dans le webzine précédent, nous avons signalé les récentes découvertes de Dudley Andrew sur Bazin publiées dans Trafic 67.
(2)À ne pas confondre avec le cinéma américain de Gus Van Sant ou de Jim Jarmush. Rappelons qu’après avoir renversé le cinéma du Nouvel Hollywood (Coppola, Penn), les studios font bien pire dans l’infantilisme que l’époque du classique ayant précédé la fin des années 60. Mais aussi – car cela semble être tombé dans l’oubli – que la terre promise hollywoodienne date de l’après-guerre grâce à l’effondrement de l’Europe. Avant-guerre, le cinéma européen était dominé par l’UFA en Allemagne.

On reviendra sur les analyses d’Angel Quintana sur l’image-réalité chère à Kiarostami, Pedro Costa, Wang Bing, Jia Zhang-ke dans À Travers l’ère numérique, le cinéma est toujours le plus réaliste des arts.