Bref 111
Comme l'ensemble de la presse écrite sur papier, la revue Bref ne se porte pas bien (1). Elle a réduit les publications annuelles de six à quatre numéros. Pourtant, on voit mal les dossiers de cette revue singulière dans le mass marketing du rouleau compresseur d'Internet.
Aujourd'hui que les films majoritaires sont devenus aussi futiles et détachés de la vie de ceux qui la construisent, il existe encore des films marginaux de résistants – pour paraphraser Gilles Deleuze - qui nous montrent la présentation du monde plutôt que la doxa de sa représentation, autrement dit qui arpentent la réalité dans laquelle on vit et transmettent une expérience à leurs contemporains.
Le dossier de Bref 111 s'appelle Alain Cavalier, l'insoumis.Le réalisateur est devenu, comme Chris Marker, un franc-tireur.Autrement dit, le parcoursde Cavalierestl'histoire d'un outsider du cinéma français bien qu'il ne l'ait pas été à ses débuts. Il est passé de l'orthodoxie du système hollywoodien à une autre façon d'explorer la galaxie du cinéma, en se marginalisant dans un autre mode opératoire. Ses premiers films mettent la lumière sur la beauté et la sensualité du visage d'actrices célèbres, Romy Schneider dans Combat dans l'île (1962), Léa Massari dans L'insoumis (1964) et Catherine Deneuve dans La Chamade (1968). Il se sent mal à l'aise dans ce paradigme non point à cause de la beauté des actrices, mais par le budget de leur salaire ainsi que de son rôle de réalisateur contraint de diriger une organisation pyramidale dont on lui demande de faire le patron pendant le tournage. Du coup, on comprend mieux Pater, un film dans lequel le Président de la République (Cavalier himself) essaie de réduire l'écart entre les plus hauts salaires et les bas salaires au nom de la cohésion sociale. On comprend aussi pourquoi Thérèse (interprétée par la jeune Catherine Mouchet) se rend au Carmel dans une communauté (elle aurait pu être laïque plutôt que religieuse). Thérèse vit un chemin intérieur, une ascèse, de façon malicieuse et enjouée avec ses compagnes, en passant du noir vers la lumière. Thérèse (1987), un film pauvre financièrement et riche d'émotions, obtiendra un succès public inattendu. Ce qui ne relancera pas Cavalier dans les films à gros budgets de ses débuts qu'on va lui proposer de réaliser. Bien au contraire, il se fait encore plus discret vis-à-vis de l'industrie cinématographique. Il tourne, de 1987 à 1990, une série de portraits pour Arte, de femmes pratiquant modestement des métiers artisanaux, souvent peu connus. Puis, calfeutré dans son appartement pour se filmer lui-même, Cavalier utilise une petite caméra DV qui ne coûte pas très cher, pour filmer des corps réels (le sien) et réinventer des images en dehors des productions lourdes et coûteuse. Il préfère un autre périmètre que les codes et les slogans qu'impose le marché.
En 1993, il signe Libera me, un film sur la résistance face au pouvoir, sur la lutte quotidienne et éternelle contre l'oppression. Cavalier filme un geste, un regard sans la moindre parole. Le réalisateur, devenu filmeur, se méfie du verbiage des discours ambiants et va donc à l'encontre du flux d'images de l'information-marchandise où il faut bien avouer que l'on ne découvre pas grand-chose et même souvent rien du tout. Echec commercial, le film sera accompagné dans les salles, à chaque séance, pour que Cavalier dialogue avec les spectateurs. Une démarche de micro-réseaux qui utilise et offre d'autres perspectives que celles des communicants du cinéma commercial.
Un long entretien organisé par Sylvie Delpech et Jacques Kermabon retrace son parcours. Citons : « En ce moment, j'ai tendance à me dire que tout est question de corps, dans la vie, dans l'histoire, par rapport aux autres corps. Mon corps a commencé par être un spectateur ébloui d'autres corps ». C’est ce qu'il appelle des « corps glorieux ».
« Ces corps sont beaux, ils sont amoureux, ils se livrent à des actes héroïques, ils sont comme des sculptures en mouvement et travaillent à séduire le spectateur ». Si la caméra est désormais devenue son oreille, son œil, sa bouche, qu'on entend quelquefois le battement de son cœur (Ce répondeur ne prend pas de message, Le filmeur) Cavalier essaie d'éviter le péril du narcissisme. « J'ai toujours évité de proposer au spectateur des séquences conçues uniquement pour faire impression sur lui. Mon éducation religieuse m'empêche de faire à autrui ce que je ne voudrais pas qu'on me fasse. J'ai aussi très peur qu'on me prenne la main dans le sac... Tout est plus caché, plus enfoui dans les muscles, les cœurs de ceux qui filment et qui sont filmés ».
Autre texte d'Alain Cavalier, qui se dit amateur de visages plutôt que documentariste, un extrait de Parler et travailler consacré aux 24 Portraits. « Je tournais ces portraits en une journée pour que le lendemain les dames ne disent pas le contraire, pour corriger, compléter, etc. »
Jacques Kermabon signe un beau texte sur ces films sur la peinture auquel il insuffle la vie et ne se laisse point guider par un souci didactique.
Enfin, excellente nouvelle, outre les sept vidéos pour la Cinémathèque française, Alain Cavalier termine en cette année 2014, Le Paradis.
Signalons aussi, un gros plan sur Wang Bing qui bénéficie d'une rétrospective de son œuvre au Centre Pompidou. L'occasion de publier un entretien avec ce cinéaste chinois hors du commun (des propos recueillis par Julie Savelli et traduits par Li Zhunyun, en mars 2014).
L'esprit d'escalier, la célèbre chronique devenue de Michel Chion nous explique des concepts inédits, tels que le « découplage ». Explications avec des plans de L'année dernière à Marienbad de Alain Resnais,Cabriria de Giovanni Pastrone Le Hobbit de Peter Jackson.
(1) Lire l'entretien accordé par Jacques Kermabon à Thierry Zamparutti, lors du Festival de Clermont-Ferrand, dossier du webzine précédent.
Bref 111, le magazine du court métrage, 2014, volume 2