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Cinéma et Histoire de Marc Ferro

Publié le 15/07/2013 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication

Archives et documentaires

« Le film aide à la constitution d'une contre-histoire, non officielle, dégagée pour partie de ces archives écrites qui ne sont souvent que la mémoire conservée de nos institutions. » 

Marc Ferro
Deux façons de traiter les archives parmi d'autres

Le cinéma, à travers l'explicite, de la fiction au documentaire, permet, comme le souligne Marc Ferro, d'atteindre l'implicite, autre chose que les archives écrites. Au cinéma, la fiction se sert souvent de l'histoire pour la résumer à partir de faits réels (Le cuirassé Potemkine, Les Sentiers de la gloire ou Il faut sauver le soldat Ryan). Le documentaire a d'autres façons de traiter l'histoire, notamment en partant des archives existantes. Dans les différentes possibilités qui se sont développées dans les documentaires, nous avons choisi deux possibilités de se remémorer le passé par rapport à la complexité du présent. Le dialogue entre passé et présent peut offrir d'autres regards aux spectateurs car l'histoire ne se joue jamais définitivement. 

couverture du livre Cinéma et Histoire de Marc FerroÀ notre époque,la longue durée du cinéma – 118 ans – nous permet de disposer d'un corpus d'archives d'images filmées. Elles sont, pour la plupart d'entre elles, entreposées et conservées dans le blockhaus des cinémathèques, des télévisions, chez des particuliers, mais aussi dans la mémoire des gens. Un éventail d'images qui intéressent, depuis cinquante ans, les cinéastes-essayistes qui revisitent et remontent les images.

Mais, depuis 1895, les formes du cinéma ont évolué, du muet, on est passé au parlant. La parole a modifié le dispositif présenté aux spectateurs. L'usage des mots qu'on écoute diffère de l'écriture sur des cartons (les intertitres) qu'offrait le muet. Parole et voix off permettent de développer d'autres aspects de l'histoire.

Parmi les diverses possibilités de traiter l'œil de l'histoire, deux d'entre elles nous intéressent particulièrement. Premièrement, les traces de l'histoire et les marques du présent (Resnais, Marker, Smolders). Deuxièmement, l'enchaînement kaléidoscopique des archives et des témoignages d'interlocuteurs du présent avec leur passé (Ophuls, Semprun et Peñafuerte). Ces deux perspectives offrent un contretemps critique au spectateur.

Deux approches travaillant sur une image qui perçoit la temporalité du passé et du présent et sur un regard qui communique le passé comme une chose vivante. Plutôt que se diluer dans le spectacle des images, ces cinéastes dévoilent certains aspects des images à partir de leurs sources, de détails qui alimentent l'ensemble. Ils permettent au spectateur d'utiliser la visibilité des images avec un point de vue plus critique. Après le premier regard, celui de « l'innocence foncière de l'enregistrement optique », il y a une autre visibilité plus critique c'est-à-dire dans « la non-innocence du spectacle ». (1).

Par rapport à la lisibilité immédiate du court terme, une dialectique de la longue durée permet de comprendre la genèse du processus et son développement. Elle offre une multiplicité de possibilités plutôt qu'une fuite dans la tyrannie du visible. Il s'agit d'un travail de patience, de lenteur, d'attention portée sur des fragments, des grains minuscules d'une image plus ouverte. Ce qui permet ainsi de restituer des images oubliées ou censurées pour différentes raisons.

Les souvenirs du passé

Chez Alain Resnais, l'aveuglement d'hier se trame dans un réseau de petits effets qui s'aimantent et remontent sur les liens invisibles, le tissage que fabrique sans cesse l'Histoire, mais qui est aussi notre histoire. Un camp d'extermination actualise la mort en série et est aussi un camp industriel qui sert l'économie nazie. « Cette réalité du camp, méprisée par ceux qui la fabriquent, insaisissable pour ceux qui la subissent, c'est bien vainement que nous essayons d'en saisir les restes » (commentaire de Jean Cayrol dans Nuit et Brouillard). En effet, les Nazis refusaient que l'on en fasse des images qui ne correspondaient pas à celles de la propagande. La mémoire est autre chose qu'une servitude aux institutions officielles, elles racontent aussi une expérience de l'existence. Dans les labyrinthes de la mémoire, il s'agit d'éviter la clôture d'une narration omnisciente grâce au décalage du texte par rapport au plan que l'on montre. Ces images du monde vont devenir des images mentales en partant d'images d'archives, d'une prose narrative et de partitions musicales.

Pour Deleuze, qui parle souvent de Resnais, la mémoire n'est pas une consultation des souvenirs « elle est une membrane qui, sur les modes les plus divers (continuité, mais aussi discontinuité, enveloppement, etc.) fait correspondre les nappes de passé et les couches de réalité, les unes émanant d'un dedans toujours là, les autres advenant d'un dehors toujours à venir, toutes deux rongeant le présent qui n'est plus que leur rencontre ». (L'Image-temps)

Chez Olivier Smolders, dans Voyage autour de ma chambre, le tissage du monde, de l'intérieur à l'extérieur, le filet se construit lors du montage avec des films de vacances filmés dans différents continents. Dans ce film qui succède au tout aussi mystérieux Mort à Vignole, Olivier Smolders s'interroge sur la place que chacun occupe dans la toile du monde. Il rassemble et fait circuler des plans qui se construisent lors du montage, de l'intérieur à l'extérieur de sa chambre à partir sans doute de cette phrase de Blaise Pascal : « Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans sa chambre ».

Smolders nous offre les possibilités de se servir des images filmées dans plusieurs territoires : des images d'un ailleurs, tournées en vidéo numérique, avec petit côté « home movie ». À partir de différents montages, il remonte le temps et dessine un commentaire poétique personnel. Le passé est le vécu d'aujourd'hui.

« Ce qui s'imprime sur l'image, c'est moins un analogon du réel qu'une trace de ses moments fugitifs, écrit Smolders, c'est moins de l'information qu'une sorte d'ombre portée, un morceau du monde que les sels d'argent noircis au contact de la lumière ont révélé. Or, l'histoire qu'entretiennent les ombres avec leur origine participe d'une herméneutique très ancienne qui procède à la fois de la philosophie, de la poétique et de la métaphysique ». (5)

Le passé peut en cacher un autre. À partir de fragments, il construit un film hanté par des fantômes, d'autres événements qui coexistent avec ceux qu'on imagine.

Chris Marker, dans Le Tombeau d'Alexandre, adresse sept lettres fictives à AlexandreIvanovitch Medvedkinedans un style giralducien à partir de documents variés : des images vidéos de la Russie contemporaine, des images d'archives, des entretiens de films (Vertov, Eisenstein, Medvedkine), des images de propagande soviétique. Marker montre le parcours de Medvedkine, (un cinéaste soviétique né en 1900, mort en 1989), de l'URSS et de sa chute.

Dans Le fond de l'air est rouge, Chris Marker monte, à partir de documents bruts, l'insoumission pendant la guerre du Vietnam, à Prague en 68. Sur dix années (1967-1977), remonté en 1993, le film est passé des quatre heures de la première version à trois heures, en ajoutant d'autres informations sur le temps présent.Marker se sert des images de différents cameramen (témoins et militants) et non pas de la diffusion des actualités cinématographiques.

Sur les actualités cinématographiques, Siegfried Kracauer écrivait, dès les années trente, que celles de l'Ufa, de la Fox et de la Paramount prétendaient « embrasser le monde entier, nous étouffent de catastrophes naturelles et de manifestations sportives, alors même que les événements importants ont été écartés. » (2) Marker propose donc une autre vision du monde.

La voix des témoins

Le Chagrin et la pitié de Ophuls/Seduy et Harris suivi de Français si vous saviez ont bousculé la narration des films documentaires. Ils ont utilisé l'entretien sur le vif pour confronter un personnage avec son propre passé et avec la réalité officielle de ce passé (le commentaire synchrone des actualités de l'époque). En effet, de nos jours, les archives permettent aux cinéastes de construire leur film à partir des incunables que sont les films de propagande, d'extraits de films de fictions, de reportages ou d'actualités des chaînes de télévision, de films industriels, éducatifs ou ethnologiques.Le gisement d'images permet à certains réalisateurs de prélever des extraits et de faire des liens et des interférences entre les images de différents dispositifs. Donc, de s'intéresser à la mémoire inconsciente de l'époque en vérifiant les sources et ensuite de réaliser des corrélations avec les séquences qui vont animer le sujet sur lequel ils enquêtent. Bref, il y a différentes façons de traiter les documents, de les questionner et de les interroger. Marcel Ophuls a une manière singulière de procéder vis-à-vis de la continuité et des métamorphoses du temps. Il propose aux spectateurs, comme Resnais, une reprise de l'histoire en lui demandant d'effectuer une reconnaissance des souvenirs qui devient aussi une connaissance, une épistémè. Dans Le Chagrin et la piété, les archives ont une mise en forme qui s'ajoute aux discours des témoins. Le cinéaste leur demande de parler au présent de leur passé personnel, de leur vécu. Ophuls montre au spectateur l'écart entre la parole des témoins qui ont survécu et des versions d'archives que l'on a diffusées à l'époque de leur actualité. « Presque toujours, explique-t-il, les documents sont là pour rendre compte de l'esprit et de l'atmosphère d'une époque, et rendre ainsi plus palpable ce que les témoins ne peuvent évoquer qu'en parole. C'est pourquoi j'aime le plus souvent utiliser un document dans son montage original, avec son commencement et la musique d'époque. » (Dans Cinéma 71)

L'histoire est à reprendre, elle ne se joue pas définitivement. Les personnages d'Ophuls ont le droit à la parole - qu'ils aient raison ou tort. Ces modifications du sens commun sont une ouverture au regard du spectateur. « Ne jamais oublier, dit Georges Didi-Huberman, que toute archive visuelle n'épuise en rien le monde qu'elle représente, mais fonctionne selon une économie de la lacune, du vertige d'images qui ont été détruites que d'images qui ont été conservées. Il faut donc penser à l'archive existante et la destruction de tout ce qui a été soustrait à notre regard. » (3)

Jorge Semprun signale dans un entretien qu'il a accordé à José-Luis Peñafuerte que la mémoire doit être critique et autocritique car l'histoire ne se joue jamais définitivement. (Au sujet du film Les deux mémoires réalisé en 1975.)

Il y a aussi une façon de montrer ce filet du temps qui passe d'une image à l'autre et d'arracher le spectateur à la seule immédiateté du vu, en restaurant, en somme, l'épaisseur du vécu passé et présent. Peñafuerte s'interroge sur la longue durée du franquisme. Dès ses débuts (Los Niños), José-Luis Peñafuerte développe la mémoire du temps. Ce qu'on a en partie oublié ou gommé parce qu'il ne semble pas prioritaire dans le flux du seul présent - fait partie de l'inconscient de l'époque - mais continue à vivre pour ceux qui y ont participé. Récemment, José-Luis Peñafuerte a réalisé Les chemins de la mémoire, un film qui se sert des archives du monde et des témoignages des survivants de la guerre d'Espagne, les vivants, les morts et les survivants. En multipliant les angles des images d'archives conservées et des souvenirs des témoins, il montre les failles de la pensée dominante (celle du franquisme et de l'Opus Dei en Espagne).

Plus récemment encore, Peñafuerte a réalisé L'homme de sable, un film qui retrace le parcours des films de Thierry Michel (documentaires et fictions) en lui accordant de longs entretiens pour comprendre le processus de ses films.

Pour d'autres approches sur les images en mouvement, lire Marc Ferro qui étudie les différentes approches du cinéma dans sa relation avec l'histoire (l'historicité ou sa négation), des fictions aux documentaires, de la légende, la version officielle et l'oubli collectif de certains faits. Le livre contient aussi des d'entretiens parus dans différentes revues de cinéma. Dans le genre du faux direct et du documentaire fictionnalisé rappelons Le Triomphe de la volonté que Leni Riefenstahl a scénarisé, séquence par séquence, comme un spectacle cinématographique (6 mois de travail ardu avant le rassemblement des Nazis à Nuremberg).

Le livre de Marc Ferro, Cinéma et Histoire est disponible en Folio/Gallimard.

Les deux films Niños et Les Chemins de la mémoire de J-L Peñafuerte, Voyage autour de ma chambre, Mort à Vignole et l'ensemble des courts métrages d'Olivier Smolders, Nuit et brouillard, Toute la mémoire du monde d’Alain Resnais, Sans Soleil de Chris Marker, Le Chagrin et la pitié de Marcel Ophuls, ainsi que les trois coffrets Mystères d'archives de Serge Viallet (revisiter le passé à partir d'archives en observant des détails notamment avec des arrêts sur image) sont disponibles à la Médiathèque de l'ULB de la Fédération Wallonie/Bruxelles.

Sur le remontage de l'Histoire, deux films de Harun Farocki sont disponibles en DVD (en francophonie) sous le titre de Images du monde et Inscription de la guerre. Outre un livret de 50 pages, Georges Didi-Huberman en parle dans Remontages du temps subi, aux éditions de Minuit

 

(1) Cité par Georges Didi-Huberman dans Images malgré tout, éditions de Minuit.

(2) Voyage autour de ma Chambre, écrit, édité par les Impressions Nouvelles parmi les nombreux textes publiés par Olivier Smolders.

(3) Georges Didi-Huberman et Marc Augé sont interrogés dans L'Expérience des images, édité par l'INA.