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Cochihza de Khristine Gillard

Publié le 11/12/2013 par Serge Meurant / Catégorie: Critique

Les lucioles n’ont pas disparu dans le ciel de l’île volcan d'Ometepe. Elles annoncent, comme l’écrivait Pasolini dans Les mille et une nuits, une suite d’émerveillements devant la beauté des rencontres. Cochihaza, le beau film de Kristine Gillard, est un songe d’insularité heureuse, la métaphore d’un paradis. Manuel Hamilton Silva Monge, qui vit dans l’île, en a recueilli les mythes et les poèmes. Ils circulent spontanément à travers le film, à travers les conversations qu’ils irriguent. Aucun commentaire extérieur ne vient contrarier le cours du poème visuel et sonore. Et cet effacement se traduit aussi par le fait de ne montrer que les mains de travailleurs, dans un dialogue très pur avec Hamilton.

Cochihza de Khristine Gillard

La petite île est dominée par deux volcans, l’un est éteint, l’autre en activité. Jusqu’à la construction inachevée d’une route, c’est à la marche qu’est confiée l’exploration de l’île, en une circulation concentrique sur les rives du lac. Le poète se souvient : « Là-haut, ma maman possédait six hectares de terres. Elle m’a dit : « Regarde Hamilton, va voir si la lave arrive. J’y suis allé sur mon petit taureau et arrivé au sommet du volcan, la masse enflammée de braises coulait. Elle s’approchait des arbres et je les voyais se dessécher, devenir blancs puis prendre feu.» C’est pourquoi, chaque nuit, un homme marche dans la campagne. Il veille sur le sommeil des habitants. La montagne gronde. Parfois, il croit entendre la lave se mettre en mouvement.
Le volcan est à l’origine de tous les récits. « Souvenez-vous, raconte le vieil homme, la nuit il y avait des nuages qui grimpaient au sommet comme s’ils montaient droit au ciel. Quand la fumée sortait de la montagne, elle prenait des formes arrondies qu’on observait d’ici : des hommes, des oiseaux, des formes différentes façonnées par les nuages là-haut. Mais ce n’était pas de vrais nuages, mais des nuages de sable et de cendre. » Un homme gravit la pente du volcan. Solitaire, il recueille avec une pelle la cendre et le sable qui serviront pour la construction de la route.
Des enfants gravent, à l’aide de cailloux, des formes d’oiseaux afin que ne s’effacent les pétroglyphes inscrits dans la lave depuis des millénaires. Ils perpétuent, sans le savoir, un art immémorial. Tandis que les garçons jouent au football sur la place nocturne éclairée par les réverbères, le poète et un vieil homme s’affrontent au jeu du chat de la souris, un jeu d’échec local. Ils interrogent les constellations, le déplacement du soleil, de la lune et des étoiles. Gaston Bachelard écrivait, dans L’air et les songes, que « l’observation du ciel étoilé nous enseigne une sorte d’absolu de la lenteur… nous apaise, nous procure inconsciemment une impression de légèreté totale. » 

Le film de Kristine Gillard possède cette qualité de légèreté contemplative. Les paroles échangées dévoilent sans cesse les secrets inconnus du jour et de la nuit.
Les travaux des hommes semblent réglés sur un rythme naturellement lent, lorsqu’ils cueillent les régimes de bananes, les portent sur leurs épaules pour en charger une barque, ou qu’ils se passent de main en main les melons verts… L’écoulement du temps ramène aux origines du monde. Certaines scènes ont la saveur étrange d’un rêve éveillé.
Des garçons plongent d’un arbre dans le lac. Les branches oscillent longtemps après leur saut. Une fillette fait la sieste à même le sol volcanique. Les chiens dorment dans la cour d’un sommeil attentif.

Les arbres, eux-mêmes, participent de ce cycle. Leurs feuillages transpercés par le soleil posent des taches lumineuses sur les enfants qui jouent. Mais la nuit, les arbres dorment comme les hommes... Et pendant leur sommeil, la douce humidité de la nuit les imprègne.
Ces poèmes célèbrent l’univers et l’origine des noms nahuas qui désignent les principaux lieux de l’île. Hamilton les a consignés dans un cahier pour assurer leur transmission auprès des générations futures.

Explosion de rythmes et de fusées, la fête annuelle de Zompopo où les danseurs agitent des palmes, exorcise la menace du volcan par une éruption de joie.

Un homme gravit celui-ci, dans un brouillard de cendres. Il vacille sous la violence du vent, s’efface et disparaît. Eclipse blanche. 

Nous conservons, après le film, quelques braises d’images, étincelantes comme l’éventail des ailes déployées des vautours après qu’ils aient nettoyé la plage. Des visages nous demeurent en mémoire. Ils sont liés souvent à un dialogue avec le paysage, avec les oiseaux. Des silhouettes errent dans le brouillard. Nous continuons à tendre l’oreille au grondement du volcan, captivé par le poème d’un monde en sommeil.

Le film de Kristine Gillard nous éveille à l’invisible par la contemplation d’un monde réel et rêvé tout à la fois, fragile aussi, intensément nourri par la magie du cinéma.
Nous n’oublierons pas les splendides images de Sébastien Koeppel. Toutes celles surtout qui évoquent un équilibre et un envol, et la lutte de l’homme-oiseau. Endeuillés, nous pensons à lui comme à une branche rompue au printemps. Il y a aussi le travail du son de Josefina Rodriguez où la parole et les bruits de la nature sont finement tissés, permettent une écoute absolue.

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