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De l'onde de choc du bref-bref à la durée du cinéma d'Extrême-Orient

Publié le 08/11/2010 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication

Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle (…), celui qui perçoit l'obscurité de son temps.

                                                           Giorgio Agambem (Qu'est-ce que le contemporain ? In Nudités, éditions Rivages)

De l'onde de choc du bref-bref à la durée du cinéma d'Extrême-Orient

1. Le cinéma contemporain - de la haute modernité et non post-moderne - confronté à la science du mouvement et de la vitesse a-t-il réussi à maintenir une durée sans dérégulation, autrement dit sans émiettement de l'émotion tel que nous le propose la télévision ? (1) La musique y est parvenue en persistant à entretenir rythme et tempo à son niveau dans la différence et la répétition, c’est-à-dire au niveau de notre affect dans le flux de la vie ? Et le cinéma ? Il est permis d'en douter en ce qui concerne le formatage du cinéma de divertissement de masse dominé par les effets spéciaux.

Par exemple, la 3D restructure le cadre de la vision vers le centre (dans la profondeur de champ) en évitant le hors champ comme si la vision du monde consistait à regarder un écran de face en évitant l'espace qu'offre les deux yeux au bord du cadre, à gauche et à droite. L'écran comme cécité de la latéralisation - celle-ci permet l'anticipation - le propre de l'art - est-il devenu notre devenir ? La technologie - le nouveau Dieu du Progrès - reste-t-il une technique au service des hommes ou ceux-ci sont-ils à son service ? (2)
Peux-t-on résister non pas à l'accélération de l'Histoire, mais à l'accélération du réel. Comme l'écrit Paul Virilio « nous atteignons la limite de la réflexion et du temps proprement humains. » Nous ne vivons plus au « siècle des lumières », mais au « siècle de la vitesse de la lumière. » « Le temps mondial et le présent unique qui remplacent le passé et le futur sont liés à une vitesse limite qui est la vitesse de la lumière, souligne l'auteur de Penser la vitesse. Nous avons mis en œuvre une constante cosmologique - trois cent mille kilomètres par seconde - qui représente le temps d'une histoire sans histoire et d'une planète sans planète, d'une Terre réduite à l'immédiateté. »

Existe-t-il un autre monde que la mécanique de la déshumanisation ? L'Orient et l'Extrême-Orient, d'autres continents classifient différemment, du coup ils nous intriguent pour leur perception de l'espace-temps. Chez eux, l'invisible n'est pas au profit d'un visible permanent (la télé réalité en est la métaphore la plus parlante : l'exhibition quotidienne sous prétexte de transparence) dès lors pourquoi l'Asie préfère-t-elle offrir d'emblée un visible et un invisible ? 

2. Dans Autres Inquisitions, Jorge Luis Borges, nous signale que le docteur Franz Kuhn attribue à une certaine encyclopédie chinoise intitulée Le marché céleste des connaissances bénévoles, ce texte dont il nous livre un extrait :

"Les animaux se divisent en a) appartenant à l'Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e)sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s'agitent comme des fous, j), innombrables, k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau, l) et cætera, m) qui viennent de casser la cruche, n), qui de loin semblent des mouches." Ces phrases, comme l'a écrit Michel Foucault, ont donné naissance à son livre Les mots et les choses, tant il fut secoué de rire à sa lecture. Dans son livre, Foucault écrit : « Il y aurait à l'autre extrémité de la terre que nous habitons, une culture vouée tout entière à l'ordonnance de l'étendue, mais qui ne distribuerait la prolifération des êtres dans aucun des espaces où il nous est possible de parler, de penser. »
Le texte de Borges ne nous semble pas seulement intéressant dans son jeu amusant des différentes classifications du monde, mais surtout parce qu'il nous rappelle, mine de rien, les approches dissemblables qu'entretiennent l'Extrême-Orient et l'Occident par rapport à l'espace-temps, surtout avec un univers pictural qui relie l'écriture et l'image. D'un côté la calligraphie, l'idéogramme en Asie (écriture et texte confondus) de l'autre en Occident l'écriture alphabétique de a/z qui sépare l'image du texte. Ajoutons-y, la peinture en rouleau de papier ou de soie qui se déplie de droite à gauche en offrant un mouvement au temps et de l'espace différent de la perspective inventée par le traité d'Alberti à la Renaissance (l'axe de la pyramide visuelle), dès le Quattrocento (3). Les Chinois calculent le point de fuite au centre en se servant d'une perspective respectée dès 500 après J.C. En Occident, notamment avec Les Ménines de Vélasquez, nous découvrons que la perspective peut partir d'une diagonale et non du centre. Ajoutons que la peinture en rouleau chinoise permet plusieurs actions d'un même personnage et « les différentes actions proposées sont séparées par un motif du décor qui se répète » (l'exemple type étant la visite de l'empereur et de son escorte dans une petite ville).

3. Jusqu'alors inconnues au bataillon de la culture européenne, la peinture chinoise et japonaise débarquent à la fin du XIXème siècle à travers des estampes célèbres devenues (la Grande Vague de Karragawa d'Hokusai). Les impressionnistes y découvrent la tradition picturale de l'Extrême-Orient : un rendu des formes, un jeu des pleins et des vides, une composition des plans superposés (séparés par des bancs de brumes), les notions du visible et de l'invisible. Cet art tout en suggestion ne connaîtra pas de suite, picturalement parlant, hormis le nuagisme de Whistler. Le champ et le hors champ, la durée du temps, leur cinéma qui démarre en 1905, vont continuer à l'explorer. Un cinéma ignoré jusqu’il y a peu par les spectateurs occidentaux. Ceux-ci, cinéphiles compris, leur préfèrent les productions issues des codes de la représentation occidentaux. Le cinéma japonais naît en 1905 – la Nkkatsu, première « major » compagnie est créé en 1912 – mais on attendra 1951, Lion d'or à Rashomon d'Akira Kurosawa, pour le découvrir, bien après les films de Kenji Mizoguchi (Le Port aux brumes date de 1923) et Yasujiro Ozu (Jours de jeunesse, date de 1929).
Le cinéma des trois Chine (Chine continentale, Hong Kong et Taiwan) nous éloigne du principe de centralisation occidental, de ses traductions romanesques et proche du spectacle - quand ce n'est pas un spectaculaire rentable économiquement dans une accélération d'images qui font la joie des opticiens ainsi que des psychanalystes - et nous offre donc une originalité que la dernière Palme d'Or à Apitchatpong Weerasethakul (Festival de Cannes 2010) démontre avec panache.
Le cinéma chinois combine habilement le classicisme et la modernité, non pas l'un ou l'autre, mais l'un et l'autre. « Ce cinéma, écrit Jean-Michel Frodon, échappe à toute la dramaturgie classique et, au-delà, à tout le système rhétorique qui, du langage parlé à l'écriture, au théâtre et au cinéma, a structuré l'idée même du récit en Occident. Ce cinéma qui condense ce qu'il y a de plus éloigné des codes esthétiques élaborés par la civilisation hélléno-judéo-chrétienne, propose une autre relation au réel et à la symbolisation, issue des procédures élaborées par la civilisation chinoise à travers sa philosophie, sa littérature, sa peinture et sa musique. » (2)
La syntaxe classique du cinéma inventée tant par Griffith que par Eisenstein est différente de la démarche chinoise. Les oppositions binaires ne sont pas compatibles avec les notions du Yin-Yang, du vide et du plein et non pas du vide ou du plein. « Dans l'optique chinoise, le Vide n'est pas, comme on pourrait le supposer, quelque chose de vague ou d'inexistant, mais un élément éminemment dynamique et agissant. Lié à l'idée des souffles vitaux et du principe d'alternance Yin-Yang, il constitue le lieu par excellence où s'opèrent les transformations, où le Plein serait à même d'atteindre la vraie plénitude » (François Cheng, Le vide et le plein, éditions du Seuil).

4. Ceci sinon cela, pardon ceci et cela (aigre/doux plutôt qu’aigre ou doux) nous permet de mieux comprendre le monde que nous offre à travers ses films Hou Hsiao-hsien, le plus grand cinéaste chinois de Taïwan, d’Un temps pour vivre, un temps pour mourir (1985) à Les Fleurs de Shanghai (1998) en passant par La Cité des douleurs (1989). Dans ces récits enchevêtrés dans lesquels le fil rouge s'entremêle au gré du processus sans fin de l'Histoire, Hou élabore une fusion de la durée et de l'espace. La mise en scène de Hou Hsiao-Hsen, comme l'écrit Frodon, « offre une proposition sans doute unique, en tout cas avec un tel systématisme et une telle réussite, d'unification de la durée et de l'espace comme dimensions de même nature » et qui souligne le rôle du son dans cet unification entre les différentes périodes et entre les différents points de vue : « en témoignent les jeux complexes (indiscernables à l'oreille occidentale), entre les différents parlers (taiwanais, mandarin, cantonais, shanghaien...) que compose et oppose chaque film. »
Les Cendres du temps de Wong Kar-Wai (2 versions différentes en DVD, la seconde ayant été remontée par WKW) n'est pas qu'un film de sabre (Wu Xia Pian) dans la plus pure tradition chinoise exploitée par le cinéma de Hong Kong (une alliance entre les arts martiaux, wu et la chevalerie, xia). Kar-wai y explore ce qui va devenir la marque de fabrique de son cinéma : l'exploration du temps à travers une rêverie contemplative. Film purement mental comme, plus tard 2046, les figures de Leslie Cheung, de Maggie Cheung, Brigitte Lin, Tony Leung Chiu Wai dilatent la durée dans la réminiscence de la bulle ou de la boule de cristal du temps. Celui-ci n'est pas chronologique. Nous sommes dans « la perpétuelle fondation du temps », son dédoublement, le fait que le passé se crée dans le présent en même temps que le présent. Les traces du passé sont des lieux de mémoire du présent (on songe aussi au temple d'Angkor qui conserve le secret de Monsieur Chow dans In the Mood for Love).

La seule subjectivité - soyons deleuzien - est le temps, le temps non chronologique. Nous sommes intérieurs au temps et non l'inverse. Ce que ne cesse de nous montrer la répétition de différentes séquences d'In the Mood for Love (les parties de Mah-jong, la chambre 2046). Plus rêvées encore les séquences de 2046, film qui nous plonge dans l'infini de la digression - dilatée et accélérée - à travers les passerelles d'une co-extension du temps (passé/présent/avenir).

En Chine continentale, Jia Zhang-Ke, se consacre aux ruines du passé dans un présent qui semble ignorer qu'il va devenir celles du futur (Still Life, 24 City).

5. Parcourir ces chemins de traverse nous fait mieux comprendre les propos de Gilles Deleuze sur l'œuvre d'art comme résistance au présent répétitif.

« L'œuvre d'art n'a rien à faire avec la communication. L'œuvre d'art ne contient strictement aucune information. En revanche, il y a une affinité entre l'œuvre d'art et l'acte de résistance. Là oui. Elle a quelque chose à faire avec l'information et la communication à titre d'acte de résistance. Quel est le rapport mystérieux entre une œuvre d'art et un acte de résistance alors que les hommes qui résistent n'ont ni le temps ni parfois la culture nécessaire pour avoir le même rapport avec l'art ? Je ne sais pas. Malraux développe un beau concept philosophique, il dit une chose très simple sur l'art, il dit que c'est la seule chose qui résiste à la mort. » (...) Tout acte de résistance n'est pas une œuvre d'art bien que d'une certaine manière, elle le soit ». (Qu'est-ce que l'acte de création ? Conférence de Gilles Deleuze aux étudiants de la Fémis, le 17 mars 1987, en DVD aux éditions Montparnasse). Et si la résistance était un désir d'anticiper l'avenir ?

En ce qui concerne la création littéraire, Hubert Damisch ne dit pas vraiment autre chose : « La société où nous vivons qui croit pouvoir tout accepter et tout assimiler des ouvrages des hommes, l'écrivain, l'homme lié à l'art, pourrait bien être le gardien du refus, de la puissance de négation et de rupture par quoi se définit une civilisation. » (Ruptures Cultures, éd. De Minuit).


(1) Sur l'arythmie du spectacle audiovisuel : « L'émiettement des durées et des plans éparpille le spectateur, lui interdit toute concentration, le voue à la répétition compulsive de la coupe et du saut. Ne serait-on pas en droit de supposer que tout un pan de l'industrie du spectacle audiovisuel se voue au sombre calcul de faire du spectateur un addict d'effets. » (Jean-Louis Comolli)

(2) Dans Hollywood ? Le Gigantisme d'une espèce qui va disparaître, Alain Badiou dit ceci et cela : « L'amélioration des moyens techniques, censé résoudre des difficultés, ne cesse en réalité de créer de nouveaux problèmes artistiques (…) Que restera-t-il du virtuel, gigantesque agrandissement du visible, qu'en restera-t-il une fois passée l'effet de stupéfaction ? (…) Toujours plus grand, plus fort : on dirait le gigantisme d'une espèce qui va disparaître. Il ne faut pas oublier que, dans la seconde partie du XIXème siècle, au moment où le style pompier marquait l'apogée des techniques picturales de figuration, la peinture allait choisir une toute autre direction. » in Entretien (Libération-Cinéma, le 20/10/2010).

(3)Voir la 3ème partie de l'Age de Cosme de Medecis (intitulé Leon Battista Alberti) film de Roberto Rossellini, in DVD Carlotta. 

- Pour en rire : Autres Inquisitions, Fictions, Jorge-Luis Borges, éditions Folio/Gallimard.

- Pour ne plus en rire : Pourquoi les films sont-ils devenus aussi mauvais et ont peu de chance de s'améliorer dans les années à venir, in Chroniques américaines de Pauline Kael, éd. Sonatine.

- Pour ceux que la perspective au centre de l'image intéresse : Renaissance et Baroque d'Heinrich Wölfflin, éditions Livre de poche. Théorie des Nuages, Pour une histoire de la peinture et Un souvenir d'enfance de Piero della Francesca, d'Hubert Damisch, éditions du Seuil et Ruptures Cultures éd. De Minuit,

- Pour les curieux de l'Extrême-Orient : Le cinéma chinois de Jean-Michel Frodon, éditions Cahiers du cinéma, Wong Kar-Wai de Thierry Jousse, éditions Cahiers du cinéma, In the Mood for Love, sous la direction de Jean-Christophe Ferrari, éditions de la transparence, Hou Hsiao-hsien, sous la direction de Jean-Michel Frodon, édition Cahiers du cinéma.

- Pour ceux qui s'intéressent à la fluidité du temps : Différence et répétition de Gilles Deleuze, éditions PUF; Le Miroir d'Andreï Tarkovski de Jean-Christophe Ferrari, éditions Yellow Now.

Penser la vitesse de Paul Virilio, en DVD aux éditions Arte