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Eau Zoo d'Emilie Verhamme

Publié le 12/12/2014 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

L'amour à mort

Situé sur une île aux confins d'on ne sait quel océan, Eau Zoo nous plonge dans les angoisses d'un village qui se sent menacé, on ne sait pas très bien ni par qui ni par quoi, où les adultes, à trop vouloir protéger leurs enfants, les entraînent vers le drame. Le film se développe comme un huis clos étouffant sur des paysages battus par le vent, vastes et arides. Il flirte avec un certain cinéma d'anticipation, multiplie les duels, s'avère être un drame shakespearien et finalement un conte envoûtant. Présenté au Festival de Gand, sélectionné aussi à Turin, Eau Zoo est un film très singulier. Ce qui en soit, pour un premier long métrage, est déjà une véritable réussite.

Ean ZooAlors qu'elle était encore étudiante en seconde année à St Lukas, Emilie Verhamme avait été sélectionné à Cannes avec son premier court métrage, Cockaigne, qui racontait la descente aux enfers d'un père et de ses deux fils immigrés clandestinement en Belgique. Très bien écrit, vif et rapide, le film suivait ses personnages au fond de l'horreur, non sans un humour plutôt noir. Mais c'est Tsjernobyl Hearts,son second court métrage qui contient en germe ce premier film, l'histoire de deux adolescents qui rodent, de plus en plus étrangement, autour d'une maison qu'ils finissent par occuper. Malaises et menaces étaient déjà au rendez-vous. Eau Zoo, financé essentiellement grâce à la Wildcard du VAF, renoue avec de jeunes comédiens pour perpétuer ce climat d'étrangeté et de tensions qu'il conduit jusqu'au drame. Tsjernobyl Hearts faisait des jeunes gens la menace. Sans jamais les quitter, Eau Zoo, semble filmer le pourquoideces cœurs dévastés.

Film de fin du monde,Eau Zoo commence sur un très beau plan d'ensemble : des jeunes gens marchent mécaniquement, à rebours, dos à la caméra, d'un même rythme ralenti. L'image monte le mouvement à l'envers. Ils semblent reculer. La musique à la fois inquiétante et palpitante baignée dans les souffles de la mer, le vent et les vagues, va courir tout le long du film. L'orchestration classique de « November Morning » du DJ allemand Martin Stimming, est celle d'un envoûtement crépusculaire. La séquence suivante remonte le mouvement du plan dans son défilement normal. Les jeunes gens avancent et convergent tous ensemble vers un hangar où la lumière semble les attirer pour mieux les avaler. Ils sont entrés dans la grotte de Platon. Entre les deux plans, une citation du réalisateur allemand Christoph Hochaüsler, «Sans croyance, tout est fiction ».Ainsi, ouvertement, Emilie Verhamme définit l'enjeu de son film : l'adhésion, par un lien d'amour, à une vision qui fait monde. Mais quand cette croyance commence à être ébranlée, alors, c'est toute la réalité et ce même lien qui tremble sur ses bases. Violence sans pareil que d'être manipulé donc à cet endroit de l'amour.
Eau ZooEt c'est cette violence que le film s'emploie à décrypter, à travers les liens de manipulation entre les enfants et leurs parents dans une communauté repliée sur elle-même.

Mais de ce hangar, justement, les jeunes gens s'échappent secrètement chaque nuit, pour aller, loin du monde des adultes qui les enferment ici, inventer ailleurs une sorte de vie à eux, une espèce de village constitué d'ébauches de maisons fabriquées avec des palettes, un peu plus élaborées que les traits à la craie du Dogville de Lars Von Trier. Organisés comme une société secrète, sous le commandement de l'un des leurs, les adolescents du village jouent dans ce décor illuminé de quelques bougies, à reprendre leurs vies en main, à créer leur propre espace. Le jour est voué au monde des adultes, avec leurs règles, leurs angoisses, leurs préparations à une invasion. Couvre-feu, surveillance, entraînement, l'étouffement est constant. Alors, la nuit, en cachette, ils jouent. Mais ce jeu leur échappe... La tension monte, entraîne le film vers le drame.

La mer, sur cette île, n'entre que dans des bouts de cadre, s'immisce dans le champ comme pour border de son éclat aveuglant ce monde de ses limites. Tous les espaces semblent clos, entourés de murs ou de falaises, véritables scènes d'affrontements, de courses ou de fuites... Toujours portée, la caméra court après les personnages, les scrute, tourne autour d'eux, souple et mouvante. Energique, aux aguets, elle se détourne pour saisir un geste, revient suivre l'action, s'arrête finalement sur un visage. Quitte à brouiller l'image. Quitte à couper dans le cadre. Le film travaille ainsi une sorte d'instabilité, une nervosité qui accroît la tension et électrise les corps. Les coupes sèches, surtout dans les scènes dialoguées qui semblent parfois improvisées, saisissent le vif d'une explosion de mots, montent les corps dans des déplacements saccadés. Mais toujours le cadre finit par se stabiliser, s'ouvrir, pour saisir le mouvement. Ce qui compte ici, c'est la chorégraphie des corps qui tentent de trouver leurs voies, de frayer leur énergie. Et la trame narrative s'élabore autour de ces incertitudes narratives, quelques points tracés comme le canevas d'une histoire qui s'apparente de plus en plus à une parabole. Quelques objets passent de mains en mains, porteur du drame. Les séquences s'enchaînent, pleine d'ellipses, en de vastes tableaux où les décors se réduisent à quelques éléments. La photographie du film décline le spectre des couleurs entre le gris, le blanc, scintillant, presque aveuglant de la mer, jusqu'au bleu et au noir des yeux de Martin (le jeune comédien Martin Nissen est époustouflant de force et de beauté aride), regard caméra déterminé et sombre au dernier plan du film, lorsqu'enfin, au bout du drame, il sera en mesure de se détourner, remontant à contre-courant.

Eau ZooCe qui frappe dans ce premier long métrage, c'est la certitude qui l'habite. Emilie Verhamme construit son film avec beaucoup d'audace, beaucoup de confiance, déterminée à aller jusqu'au bout de ce qu'elle a à dire. Ce qui fait la force de ce premier film, c'est son entêtement presque têtu à tenir sa barre jusqu'au bout de la fiction. Avec un dépouillement étonnant qui frôle les mises en scène les plus éthérées, elle fait baigner son film dans une sorte d'abstraction théâtrale qui lui confère une force étonnante, celle des contes. 

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