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Epilogue de Manno Lanssens

Publié le 15/12/2011 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Eyes Wide Shut

Avant d’attaquer ce papier, fallait-il revoir Epilogue qui nous avait laissé un profond sentiment de malaise lors de sa projection dans la compétition officielle de Filmer à tout prix ? Il le fallait sans doute, pour mieux se déterminer. Et pourtant, une véritable répugnance nous en empêchait où résonnaient les mots d’André Bazin : « On ne meurt pas deux fois ». En s’emparant d’un sujet aussi délicat que la maladie, en la filmant jusqu’au bout, Manno Lanssens (dont c’est ici le premier long métrage documentaire pour le cinéma - rappelons qu’il n’est plus un jeune diplômé de Sint Lukas, mais un réalisateur chevronné du petit écran), s’attaque à la limite du documentaire, du cinéma du réel, du cinéma lui-même sans doute – la mort. Il n’est certes pas le premier, mais sa proposition de cinéma est le lieu d’un étonnant et pas très sain paradoxe. Finalement, on a préféré creuser nos premières impressions.

photo du film Epilogue de Manno LanssensManno Lanssens commence son film à rebours : par la cérémonie d’un enterrement avant une crémation. Puis, il revient au plus près de Neels, vivante, et nous fait partager son long chemin de croix. Des cartons blancs datent la succession des mois et battent donc la mesure de ce parcours inéluctable et tragique. Atteinte d’un cancer qui se révèle incurable, Neels fait le choix de rester jusqu’au bout auprès de ses proches et de mourir dans sa maison. Epilogue la suit, tandis qu'elle tente de se réapproprier sa mort, de la mettre en partage à travers l’organisation de ces derniers moments et de l’attendre plus ou moins sereinement. Elle émet ses derniers vœux, s’organise, voit ses amis, distribue et organise la parole collective autour de ses décisions… Epilogue filme tous ces préparatifs, ces moments d’échanges, ainsi que les instants de plaisir qu’il lui reste encore, un moment au soleil, un repas familial… Quand Neels a atteint un point de maigreur extrême, qu’elle n’est plus que souffrance, elle prend la décision d’agir.

Manno Lanssens est là, il témoigne de l’évolution de la maladie, il assume sa place. Jamais il ne lâche son personnage, jamais il ne détourne le regard. Il semble s’être fixé comme commandement de faire face, de regarder dans les yeux ce qui n’a pas de visage, jusqu’au bout. Assez naïvement. Car qui ne sait pas, depuis Persée, que regarder la mort en face, c’est faire l’expérience de la fascination, prendre le risque d’être pétrifié sous le regard de Méduse ? La mort peut-elle être rencontrée autrement que de biais ? À moins que le regard ne s’aveugle lui-même à la lumière de l’insoutenable évidence de l’événement ? Avec ses images propres, ses cadrages nets, Lanssens n’est pas bousculé. Sa caméra, frontale, posée, va à la rencontre de ceux qu’il filme, fait face, jusqu’aux gros plans. Mais il ne nous montre que peu d’états d’âme, il se détourne souvent au tout dernier moment d’émotions trop intenses qui ne le concernent pas, et filme des corps qui lui tournent le dos, des visages qui se détournent, des disputes qui s’étouffent, des proches qui s’éloignent… À certains moments, il doit aller jusqu’à dérober leurs images tant ils sont loins, ou procéder à des interviews quand la parole n’arrive pas à se donner d’elle-même. Paradoxe de ce regard qui ne veut pas siller, Lanssens garde donc tout de même ses distances, et il le montre, tout en captant l’affleurement d’émotions riches et fortes. Sa position lui permet de conserver intacte la pudeur de Neels et de ses proches qui ne s’épanchent pas vraiment, d’être présent au drame qui se joue là, tout en s’en tenant un peu à l’écart et d’éviter d’y verser d’une manière qui serait sans doute obscène puisque sa présence ne va pas de soi.

photo du film Epilogue de Manno  LanssensEt pourtant, il est là. Si cela n’est jamais explicité, on croit comprendre pourquoi Neels a accepté cette caméra, un réalisateur, une équipe de tournage, dans son foyer ; on perçoit bien en quoi un film rejoint son projet de se ressaisir de sa mort, de la mettre en partage, d’en être l’acteur et non l’objet souffrant ; on conçoit bien à quel point être filmé dans sa mort correspond sans doute à l’ultime tentative pour se ressaisir justement de ce qui nous ravit à nous-mêmes. L’autre question, ce qui motive le regard du réalisateur, reste sans réponse. Sans interroger sa position, questionner sa présence et filmer depuis sa subjectivité, Lanssens ne peut que basculer dans la distance propre au détachement (plus très loin de la froide curiosité), dans le discours théorique qui préside à son geste (sortir la mort de l’espace privée, pétitionner pour l’euthanasie) et dans un défi du même coup tronqué (y aller voir jusqu’au bout). Il se risque donc à tomber au reportage malsain. Même s’il a le bon goût de ne succomber à aucune forme d’esthétisme, l’honnêteté de ne pas cacher sa position inconfortable et le courage d’avoir les yeux grands ouverts, cette fausse invisibilité distante qui semble préserver la dignité de ceux qu’elle filme, ne préserve que le regard du réalisateur - et du même coup du spectateur - de la violence inhérente à son sujet. L’événement est si exceptionnel, incommensurable et radical que toute distance ou pudeur y deviennent de fausses propositions tant elles sont déplacées. En somme, on ne partage pas cette mort, mais on y assiste, impuissant, de notre point de vue de spectateur, caché derrière la caméra. Pire, nous servons de caution bien malgré nous à un projet qui, de ne s’être pas livré, ne nous concerne pas... Hantés désormais par le dernier souffle de Neels.

Il y a de la violence dans Epilogue, mais elle n’est pas où on l’imaginait a priori, dans ce qui peut secouer un être, et ceux qui l’entourent, à l’approche de la mort, dans ce qui peut secouer un réalisateur qui déciderait de s’y plonger. Non. Elle consiste plutôt à nous faire assister à un événement d’une rare violence sans nous y ménager une place, c'est-à-dire sans nous donner les moyens d’en faire le deuil. Ce deuil-là, qui touche chacun d’entre nous au plus profond de sa condition existentielle, Epilogue, non content d’échouer à le nouer, nous laisse nous en dépêtrer tous seuls. C’est là, une vraie cruauté. 

 

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