Dans Fondus enchaînés, Marc Cerisuelo induit la circulation et les liens d'un plan à l'autre, d'une séquence à l'autre, dans un film. Les fondus enchaînés relient et mêlent les images. Ils nous renvoient à notre rôle de spectateur à partir de films réalisés dans différentes époques de l'âge d'or de la comédie américaine à Hollywood. Un cinéma populaire qui incitait en même temps le spectateur à une éducation et à une réflexion sur le monde.
Fondus enchaînés de Marc Cerisuelo
Pour une raison simple, ce que l'on projette sur l'écran est en dehors de nous. Ce décalage est celui du temps du cinéma qui n'est pas le notre mais offre au spectateur présent un fragment du passé. Nous sommes donc présents face à des événements du passé représentant, grâce au montage, des temps différents par rapport à notre propre temps de spectateur. « Le cinéma n'est pas une somme d'images mais une forme temporelle », écrivait Merleau-Ponty. « L'évident absolu, dont nous sommes à tout moment oublieux, apparaît au cinéma d'une manière puissante et unique, qui se joue de la conscience et de l'inconscience », signale Stanley Cavell philosophe américain dont Cerisuelo se sent proche (1). Il ajoute que le cinéma est un interlocuteur de la philosophie. Il s'agit d'un angle possible pour une éducation que l'on peut s'offrir à soi-même à partir de nos propres réflexions. Le cinéma nous offre un monde meilleur. Il ne nous rend pas meilleur pour autant, mais nous permet d'être présent dans le monde dont rêvent les personnages d'un film. Il nous offre ainsi la promesse d'un monde meilleur en juxtaposant la densité entre le monde réel et le monde de nos désirs.
Cerisuelo retrace le parcours de la critique de cinéma, des cinéphiles et de la Nouvelle Vague et surtout des différentes vagues qui circulent dans les comédies américaines. Les films muets nous offrent la comédie burlesque (Buster Keaton, Laurel et Hardy), le parlant la comédie des années 30 (Howard Hawks, Ernst Lubitsch), la comédie musicale trouve son apogée dans les années 50 (Vincente Minelli, Stanley Donen) et les années 60 sont ponctuées de comédies décadentes et cartoonesque (Blake Edwards, Frank Tashlin). Il met en valeur Preston Sturges, un réalisateur qui était considéré, dans l'après-guerre, par André Bazin, comme un réalisateur aussi important qu’Orson Welles. Après la guerre de 1940-45, l'optimisme de l'Amérique est ébranlé. La comédie américaine s'étiole. Le génie de Preston Sturges est d'avoir tiré profit de ce vieillissement, d'avoir fondé son humour et le principe comique de ses gags sur le décalage sociologique de la comédie classique » (2). Ces comédies offrent cette particularité de ne pas se terminer par un mariage, mais par un remariage des protagonistes. Le lien se relâche, se trouve au bord de l'effondrement, rebondit et se resserre, comme des fondus-enchaînés. « Le vrai mariage est toujours un remariage ». Ce mode opératoire relaie le burlesque du muet en conservant son rythme, son tempo en dehors du théâtre filmé. Au centre, se trouvent les femmes. Celles-ci sont des êtres vivants et non des images iconiques ou publicitaires. Elles ont de vrais rôles, poursuivent une conversation qui ne s'interrompt pas (Katharine Hepburn, Barbara Stanwyck, Claudette Colbert, Veronica Lake).
Dans les années cinquante, un conflit a secoué les cinéphiles, le format sur les écrans de projection. Face à face, le format 1.36 (carré) et le Scope (rectangle). Celui-ci, défendu par Les Cahiers du Cinéma est un procédé inventé par le professeur Chrétien (l'hypergonar). Pourquoi diable défendre ce procédé, la quête de la nouveauté, (soyons in et pas off), alors même que Fritz Lang l'appelle « un serpent » et Hitchcock lui préfère le procédé rectangulaire de « VistaVision » ? Truffaut répond en écrivant qu'il ne s'agit pas que d'une révolution commerciale, mais surtout d'une évolution esthétique » et qu'il s'agit « d'un passage aussi important que le passage du muet au parlant. » Bigre ! Cependant, ces hyperboles ne sont pas qu'un conflit générationnel, souligne Cerisuelo. Rivette, autre jeune turc de la Nouvelle Vague estime que l'apparition du Scope nous délivre des dogmes du montage et du cadrage, mais qu’il sera surtout la consécration de la couleur sur le noir et blanc. Petit paradoxe, Truffaut utilise le Scope dans Jules et Jim, mais en noir et blanc.
(1) Cité par Marc Cerisuelo, comme Stanley Cavell, Gilles Deleuze ou La Poétique d'Aristote mais aussi de Tati, de Chaplin, de Blake Edwards.
(2) André Bazin, Le cinéma de la cruauté, éd. Flammarion.
Fondus enchaînés, essais de poétique du cinéma. Ed. du Seuil, coll. Poétique 2012, 308 pages.