Cinergie.be

Gilles Deleuze et les images

Publié le 01/04/2008 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication
Gilles Deleuze et les images

Gilles Deleuze et les images

On y trouve, ici, la préoccupation que Deleuze avait exprimée, le 17 mars 1987, à la Fémis : l’importance de la création cinématographique par rapport au cinéma purement commercial (voir ou lire « Qu’est-ce que l’acte de création »).Nous lisons ceci : « Le ciné-capital essaie de faire croire que tout est désormais déjà vu, à savoir pure reproduction d’un passé empirique. En d’autres termes, il essaie de faire croire que toutes les images deviennent des clichés de manière irréversible : « Rien que des clichés, partout des clichés. » (Gilles Deleuze, l’Image-mouvement)… Ainsi, le ciné-capital commence à faire sur travailler les images ordinaires désormais en tant que clichés pour en extraire la valeur parodique comme surplus remarquable ».
Ce texte, signé Jun Fujita dans Pourquoi les images refusent de travailler, fait partie du livre passionnant Gilles Deleuze et les images édité sous la direction de François Dosse et Jean-Michel Frodon.

Pas mal de textes. Celui de Dominique Païni (égal à lui-même : il est déçu de la priorité de Deleuze accordée au cinéma populaire et commercial plutôt que de ce qu’il appelait « le cinéma dit expérimental ») et nous explique que le philosophe « homme des salles de cinéma » venait souvent au Studio 43 qu’il animait à Paris.

Alain Bergala, qui enseigne désormais à la Fémis, nous parle de sa fonction de critique aux Cahiers du Cinéma. Qu’est-ce que la critique ? Un sens dans la mesure où un film présente un supplément à la commercialisation généralisée. Deleuze nous parle de « la fonction poétique du film ».
Bergala s’intéresse davantage à Proust et les signes, Logique de la sensation et Kafka. Pour une littérature mineure qu'aux deux livres que Deleuze a consacrés au cinéma. « Pour une raison simple : à la Fémis comme à l’Université de Paris 3, la question qui me préoccupe depuis longtemps est celle de mettre en œuvre une pédagogie de la création. Et c’est dans ces trois livres, plus que dans le livre majeur sur le cinéma, que j’ai trouvé plus de matière à réflexion sur cette question ». Bergala en a tiré profit en écrivant un petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs : « L’hypothèse cinéma ». Mais aussi avec un synchronisme dans les propos de Jean-Luc Godard, comme défenseur du cinéma créateur qui trouve la bonne formule : « Le cinéma, c’est le définitif par hasard ».

Le dialogue entre Bonitzer et Téchiné nous rappelle à quel point Deleuze a révolutionné la théorie sur le cinéma qui, depuis les années 60, était dominée par la psychanalyse, la linguistique et la sémiologie (métonymie/métaphore, syntagme/paradigme, etc). Illisible pour votre serviteur qui, à l’époque, préférait relire ad infinitum, quitte à en connaître par cœur les écrits, les propos d’André Bazin (Qu’est-ce que le cinéma ? Orson Welles, Jean Renoir). Deleuze nous a donc fait sortir de cette abstraction linguistico-sémiologique. Ouf, trois fois ouf.

Très petits extraits :

Bonitzer : « Sa pensée est très concrète, son vocabulaire apparemment très simple. Deleuze parlait merveilleusement du cinéma, comme de la littérature, il accordait de l’importance aux conditions de fabrication des films pour essayer de comprendre ce qui s’y jouait ».

Téchiné : « Dans Ma saison préférée j’avais en tête tout ce qu’il disait sur les mères et sur les sœurs, et qui était d’ailleurs très violent, sur le rôle accusateur, sur la honte et le ressentiment ». GD : Les mères et les sœurs : cette seconde puissance féminine a pour fonction de nous rendre responsables. C’est ta faute, dit la mère, ta faute si je n’ai pas un meilleur fils plus respectueux de sa mère et plus conscient de son crime. C’est ta faute, dit la sœur, si je ne suis pas plus belle, plus riche et plus aimée ».

Bonitzer : « Il y a toujours chez Deleuze cette capacité de faire voir ou entendre différemment ce qui semblait évident ».

Téchiné : « Il est clair que Deleuze reprend Bazin, il n’est pourtant pas d’accord avec lui sur tout. Justement, sur le néo-réalisme, Deleuze remet en question sa thèse du cinéma comme art du présent, au profit d’un temps cinématographique spécifique, avec les pointes du présent et les nappes de passé, qui mène à l’élaboration de sa thèse sur le cristal du temps ».

Beau texte de Jean Narboni qui n’a pas seulement invité, en 1987, Deleuze à la Fémis pour une conférence devenue célèbre, mais qui lui a aussi demandé un entretien, en 1976, pour Les Cahiers du Cinéma (271) à propos de « Six fois deux/sur et sous la communication » de Jean-Luc Godard. Le philosophe de l’université de Paris 8 à Vincennes n’hésitant pas à rédiger les questions et les réponses, à écrire un semblant d’entretien ayant pour titre « Trois questions sur Six fois deux ». Deleuze soulignait que le plus important à ses yeux était le « et » comme relation entre les choses et non le 2, le 3 ou tout autre nombre qui suivrait ».

À Vincennes, ses cours aboutissent, en 1983, à la publication de l’Image-mouvement suivi de l’Image-temps (1985). Sur ces deux livres majeurs, Narboni nous rappelle qu’il parle très concrètement des cinéastes et de leurs films. Exemples : « l’image-pulsion et la puissance prédatrice des bêtes humaines chez Stroheim ou Buñuel, le raccordement tactile de l’espace et le tâtonnement à l’aveugle primant sur la progression visuelle chez Bresson, les liaisons sensori-motrices affaiblies et les situations lacunaires et dispersives chez Rossellini, la confrontation de la lumière non avec les ténèbres, mais avec le transparent et le blanc chez Sternberg (anti-expressionnisme), les actes de parole, forces stratigraphiques ou archéologiques chez Straub », etc.

Le texte de Jean-Michel Frodon nous explique la place de Deleuze dans une revue comme Les Cahiers du Cinéma qui poursuit, après André Bazin son fondateur, « l’usage d’un pouvoir sur le cinéma et d’un affect en faveur du cinéma en trouvant comment les agencer ensemble ». Quels sont les choix de Gilles Deleuze par rapport à l’habituelle taxinomie des historiens du cinéma ? Quels partis pris revendique-t-il par rapport à ses choix en faveur de certains films contre d’autres, choix qu’il lui arrive de résumer en faveur d’un projet d’art contre la logique du commerce ? Sans en faire un système clos, on entend bien que ce choix se fait précisément en faveur des films qui ouvrent un espace égalitaire – doublement : dans le regard du cinéaste sur le monde, dans le regard du spectateur sur l’écran. C’est cela, , « aimer le cinéma » comme le fait Deleuze.

Le cinéma survivra-t-il à la télévision et à Internet ? Deleuze aura diagnostiqué la solution de continuité entre le cinéma et l’audiovisuel (et à nouveau on croirait entendre Rossellini) : « La télévision aurait pu/dû être la suite et le développement du cinéma, elle a préféré le pouvoir social aux possibilités de beauté et de pensée ». Et depuis qu’Internet s’inscrit désormais dans l’audiovisuel ? « Un signal fort est, à cet égard, émis dans l’hypothèse de l’image-flux, du virtuel comme nouveau statut de l’image, présenté comme troisième état de l’image dans la préface du « Ciné-journal » de Daney.

Signalons aussi l’intéressante contribution d’Arnaud Macé : « L’Image moins le monde : Gilles Deleuze hanté par André Bazin » ainsi que « Le couteau de Gilles Deleuze » de Cyril Béghin qui démarre avec les catégories proposées par Deleuze (exemple : l’Ailleurs qui insiste ou subsiste hors de l’espace et du temps homogène pour le hors-champ) : « si nous voyons très peu de choses dans une image, c’est parce que nous savons mal la lire ». 

Enfin, parmi les nombreux écrits publiés dans ce livre riche et foisonnant, citons aussi celui de Dudley Andrew à qui l’on doit le premier et seul livre, du moins en français (traduit de l’américain), consacré à André Bazin, aussi stupéfiant que cela puisse paraître. Qu’en est-il de Deleuze aux Etats-Unis, dans les grandes universités où règne « La grande théorie et les concepts du cinéma » ? « Deleuze, tout comme Serge Daney, touchèrent ceux d’entre nous qui ressentaient que le champ d’étude dépérissait lorsqu’on le coupait du genre de théorie critique intellectuellement exubérante qui prospère en Europe ».

Comment échapper au bling bling actuel ? Lisez Deleuze.

Gilles Deleuze et les images sous la direction de François Dosse et Jean-Michel Frodon, éditions Les Cahiers du Cinéma, essais.

Gilles Deleuze : l’Image-mouvement. Cinéma 1 et l’Image-temps. Cinéma2, Les éditions de Minuit. Kafka. Pour une littérature mineure, éd. de Minuit, Proust et les signes, éd. PUF, Gilles Deleuze cinéma, 6 cd aux éditions Gallimard, L’Abécédaire et Qu’est-ce que l’acte de création, DVD aux éditions Montparnasse.