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Illusions perdues de Xavier Giannoli

Publié le 20/10/2021 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Le poids des mots…

Illusions Perdues d’Honoré de Balzac fut publié en trois parties entre 1837 et 1843 et fait partie des Études de mœurs de La Comédie Humaine. Acerbe et tristement visionnaire, le texte chronique la corruption progressive de l’esprit d’un jeune candide de province, Lucien de Rubempré, poète romantique aux grandes ambitions littéraires projeté dans le milieu féroce de la Haute Société parisienne et du journalisme de bas étage. Evitant le piège de l’académisme inhérent à l’exercice de l’adaptation au cinéma des classiques de la littérature française, le huitième film de Xavier Giannoli (Quand j’étais Chanteur, Marguerite) taille un costard sur mesure à ce microcosme d’un cynisme effroyable, illustrant le passé pour mieux raconter le présent et l’état de la presse et de la critique contemporaines.
Illusions perdues de Xavier Giannoli

Les années 1820, durant la Restauration. Pour Lucien (Benjamin Voisin), «tout a commencé avec de l’encre, du papier et le goût de la beauté. Pour ce jeune poète, la littérature était presque une religion intime». Sa rencontre avec Madame de Bargeton (Cécile De France), aristocrate admiratrice de ses vers, devenue sa mécène et sa maîtresse, va bouleverser sa vie. Lucien l’accompagne à Paris où il espère gravir les échelons et vivre de son art, mais il découvre vite que «toute une vie peut se jouer sur la première impression faite à la Haute Société, particulièrement une mauvaise». Gauche, ne connaissant pas les bons gestes, Lucien est ridiculisé, banni, et abandonné par sa protectrice, à qui des gens de bon conseil ont fait comprendre qu’elle ne devait plus être vue en public avec lui.

 

Pour Lucien, déjà aigri, Paris est une «déesse païenne aux bras ouverts» qui a «soulevé sa jupe pour montrer sa monstrueuse nudité». Cherchant néanmoins à vivre de sa plume, il s’associe avec le journaliste Lousteau (Vincent Lacoste), son rédacteur en chef Finot (Louis-Do de Lencquesaing), Dauriat, un éditeur analphabète (Gérard Depardieu) et Singali (feu Jean-François Stévenin), un escroc qui invente mille entourloupes pour vendre du papier et truquer les réactions du public dans les théâtres. Des bouffons surpayés, qui écument les représentations théâtrales pour faire ou défaire des carrières artistiques en imprimant leurs critiques, souvent cruelles, dans leur torchon, le Corsaire-Satan. Les grands précurseurs de la presse à scandale ! Aveuglé par la rancœur, Lucien devient le critique d’art le plus craint et le plus lu de tout Paris, laissant totalement de côté ses velléités d’écrivain sérieux. Mais lorsqu’il lit le nouveau roman de son éternel rival, Nathan (Xavier Dolan), un chef-d’œuvre, il est partagé entre jalousie et admiration.
 

Le film donne le tournis lorsqu’il décrit les mécanismes de la corruption de la presse, tant ce cirque obscène nous paraît aujourd’hui familier, ces méthodes étant devenues la norme, multipliées par les médias à sensation des XXe et XXIe siècles. Ainsi, dès les années 1820, les agences publicitaires deviennent les vrais patrons de la presse moderne : en parallèle des journaux, naissent des bureaux de publicité pour vendre au lecteur des produits dont il n’a pas besoin. «Plus il y a de lecteurs, plus on vendra cher les annonces publicitaires», s’enthousiasme Lousteau, heureux de publier n’importe quoi pourvu que cela fasse grimper le chiffre de vente. Sa maxime : «Le journal tiendra pour vrai tout ce qui est probable!» «Pour faire l'événement, un journal pouvait imprimer n’importe quelle rumeur. Vérité ou bobard, on ne s’attardait pas à ce genre de détails. Une fausse info suivie d’un démenti, c’est deux événements!»

 

Oui, Giannoli décrit la naissance des «fake news», mais c’est tout le système qui est pourri. Pour survivre, les théâtres doivent se mettre à vendre des confiseries. On y invente des machines à applaudissements. Les actrices deviennent des égéries de produits de beauté et les éditeurs de simples marchands de papier, ne se souciant guère du contenu de leur « canard » ou du mauvais goût, cherchant juste à faire ce qui ne s’appelait pas encore «le buzz» ou du «clickbait». Cette immoralité est résumée en une phrase par l’opportuniste interprété par Vincent Lacoste, qui clame bien haut son droit à imprimer de la m**** sous le prétexte fallacieux de la liberté de la presse : «N’oublie pas que le journal, ça finit par servir à emballer le poisson», dit-il à Lucien ! 

 

Les collusions entre critiques et artistes deviennent monnaie courante : c’est un véritable trafic d’influence. Les jeunes auteurs naïfs et les actrices pleines d’étoiles dans les yeux – les plus talentueux comme les plus nuls - sont corrompus, humiliés ou bassement flattés selon la personne qui paie : «Affairistes, commerçants, acteurs, auteurs, politiques, et surtout patrons de théâtre : tout le monde venait à la rédaction pour négocier une faveur, acheter un article, faire circuler un ragot ou offrir un cadeau intéressé. (…) Le journal est devenu une boutique où il fallait vendre au public des nouvelles de la couleur qu’il voudrait. Il ne s’agissait plus d’éclairer le lecteur, mais de flatter ses opinions ou plutôt de les inventer. Les informations, le débat, les idées devenaient de banales marchandises à fourguer aux clients, les abonnés».  

 

Commentant sur l’éternel débat « Art contre Commerce », Xavier Giannoli signe une œuvre somptueuse, mais forcément désespérée, puisqu’elle annonce les 150 ans qui vont suivre, notamment ces satanés « influenceurs » qui pullulent aujourd’hui. Avec faste (et un casting cinq étoiles), le cinéaste crée une tragicomédie d’une modernité folle, qui fait pour la presse à sensation ce que Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, de Jean Yanne, faisait pour la radio et ce que 99 Francs de Jan Kounen, faisait pour le monde de la publicité, dans un style certes très différent, mais avec la même rage et le même sentiment d’impuissance devant l’ampleur du désastre. Il nous reste à espérer que le réalisateur ne devra pas faire la promotion de son film chez Cyril Hanouna ou Laurent Ruquier…

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