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Jeux d'enfants, de Yann Samuell

Publié le 01/10/2003 par Matthieu Reynaert / Catégorie: Critique
Jeux d'enfants, de Yann Samuell


Jeux d'enfants
, le premier film de Yann Samuell, nous invite à suivre sur une vie entière le destin d'un homme et d'une femme qui, pour se dire "je t'aime", ont préférés jouer aux gages sans jamais se dire la vérité. Une belle boîte décorée laissée à Julien par sa mère disparue est au centre de leur jeu. Celui qui la détient peut mettre l'autre au défi, et les épreuves ne sont pas du goût de tous! Tourné en grande partie à Bruxelles et à Liège, cette co-production belge qui s'ouvre sur une fin tragique paraît devoir soulever autant d'enthousiasme que de réticence. Une lecture possible du film avec Matthieu Reynaert. Que nous donne à voir Jeux d'enfants? Une histoire absurde, puérile, irréaliste? Certainement. Comment croire une seule seconde les débordements insensés auxquels conduiront les jeux "innocents" de deux enfants de huit ans? Très simplement parce que nous les portons tous en nous. Cette histoire d'un amour irrésolu, total, dort plus ou moins profondément en chacun de nous. La force dérisoire qui permet à Sophie et Julien de tout envoyer balader pour le plaisir d'un seul instant c'est celle qui nous amène parfois à changer de vie sans trop savoir pourquoi, à rompre des liens, à en tisser d'inattendus. Et ce que Yann Samuell nous offre en pâture n'est pas tant un fantasme honteux d'une heure et demie qu'une métaphore démesurée de nos relations interpersonnelles. Retracer le synopsis de Jeux d'enfants n'est pas très intéressant. Bien sûr il y a une intrigue, un crescendo savamment orchestré, le poids du père et le vide laissé par la mère de Julien à sa mort, il y a la discrimination sociale et raciale dont Sophie est la victime, mais tout cela n'est qu'un prétexte pour mettre en scène des personnages qui vont au bout de leur destin. Il en résulte une absence patente de sens. Est-ce là le plus gros défaut du film?

 

Il y a quarante et un ans, la France s'enflammait pour une histoire d'amour irraisonnée qui se clôt sur un meurtre doublé d'un suicide, sur l'accomplissement ultime et à la fois le constat d'échec d'une histoire de passions. Quelle leçon tirer du trio infernal de ce brûlot intitulé Jules et Jim? Leur vie "à l'arrachée" c'est un peu celle de Sophie et Julien, mais aussi celle d'Adèle H. en 75 à nouveau devant la caméra de Truffaut, le destin d'Abe Sada dans L'Empire des sens d'Oshima en 76, ainsi de suite jusqu'au volte-face de la Grace de Dogville, tout récemment. Si, sur le plan formel, les oppositions entre ces films sont nombreuses, fondamentalement, qu'est-ce qui sépare ces oeuvres reconnues du film de Samuell? Si peu de chose. Toutes ces chroniques sans "morale" sont unies par le sens subtil de l'anticonformisme qui les sous-tend toutes.

 

Alors pourquoi faire ce genre de films? Si l'on considère que le cinéma c'est raconter une histoire en images, que c'est apporter un point de vue sur un sujet ponctuel, alors considérons aussi que toutes les histoires ont été racontées, que cet art ne peut plus beaucoup évoluer. Si l'on choisit par contre de libérer le cinéma de la narration absolue, de livrer une oeuvre faite d'impressions et d'émotions brutes, alors il reste beaucoup à faire. C'est ce défi qu'à voulu relever Yann Samuell qui justifie son geste - comme on dit dans les comptes-rendus criminels - en paraphrasant Nietzsche: "la maturité de l'homme c'est de retrouver le sérieux que l'enfant met dans ses jeux". Mais il faut se donner les moyens de ses ambitions. Le premier instrument qu'a su bien utiliser le réalisateur, c'est lui-même. Il a truffé son film de bonnes idées de mise en scène, de plans audacieux et réussis (le travelling sur le lit avec à sa tête un Julien enfant, à son bout une Sophie adulte; la chute de Julien dans une flaque qui s'ouvre sur un océan ténébreux; etc...). Illustrateur de formation, il parvient à créer un univers visuel fort et cohérent qui évolue avec ses personnages et qui s'inscrit dans une veine colorée, inaugurée en grandes pompes il y a peu par Jean-Pierre Jeunet pour une Amélie Poulain qui, comme Sophie et Julien, vivait un fabuleux destin (fabuleux étant, rappelons-le, le caractère de ce qui est "au-delà de l'imagination"). Il a également bien compris l'importance de l'élément sonore - qui vaut pour cinquante pour cent de l'illusion cinématographique - dans l'imaginaire du spectateur. Il utilise un thème musical fort, celui de "La vie en rose" de Piaf, assaisonné ici à toutes les sauces, pour rythmer les aventures et les déboires de ses héros immoraux si attachants.

 

Autre point fort du film: ses acteurs. Guillaume Canet - après avoir fait ses preuves à la réalisation avec Mon idole - livre ici une composition sans faille, on en attendait pas moins de lui après celles de Je règle mon pas sur le pas de mon père ou Le Frère du guerrier et malgré les rôles ratés des Morsures de l'aube, de Vidocq ou du hélas mitigé La Plage (dont la quête idéaliste et sadique n'est pas sans accointance avec celle qui nous intéresse ici). Marion Cotillard, elle, confirme qu'elle peut attaquer des films difficiles à bras le corps (Une affaire privée, Du bleu jusqu'en Amérique, Les Jolies choses) et en sortir grandie par le contraste avec la piteuse série des Taxi. Le bémol de l'interprétation se situe dans les directives qu'a choisi de donner Yann Samuell aux acteurs chargés de représenter le monde des adultes dans la première partie du film, celle de l'enfance donc. Les compositions des parents, des profs ou du directeur de l'école sont trop caricaturales et manquent de finesse.

 

Ce n'est, malheureusement, pas le seul regret à avoir. Sur le plan formel, on pourrait être énervé par l'emploi un peu trop fréquent de la voix off, surtout quand celle-ci est aussi peu intelligible que dans la première partie du film ou le petit Thibault Verhaeghe, pourtant convaincant en "live" tout comme sa comparse Joséphine Lebas-Joly, peine à articuler. Ce n'est pas bien grave cependant. Ce qui choque plus, ce sont les effets tape-à-l'oeil qui s'insèrent parfois curieusement dans le film. Lorsque les deux petits diables sont séparés de classes à l'école, à quoi sert ce trajet "matrixien" et speedé à travers les couloirs? A rien si ce n'est à attirer vers le film un public plus pop-corn qui n'est pas si facile à berner. Ou bien s'agit-il d'un reliquat de l'école du clip par laquelle Samuell fit un détour ("Comme un boomerang" d'Etienne Daho et Dani)? Toujours dans la première partie du film, les scènes où les enfants "pénètrent" dans le manège qui illustre la boîte au centre de leur jeu font grincer des dents. Elles détonnent avec peu de pertinence dans le tableau, tant elles semblent relever d'une démarche visant à amuser sans plus, à colorer virtuellement une histoire noire ou, pire, pourrait révéler une vision naïve de l'univers enfantin, on admettrait alors que les choses dégénèrent seulement lorsque Sophie et Julien deviennent adultes et le film perdrait beaucoup de son intérêt.

 

Car enfin, si l'on en revient à Truffaut, sa force dans Les 400 coups ou L'argent de poche est d'avoir fait des enfants des adultes brimés, alors que les héros de ces Jeux d'enfants ont plutôt l'air d'adultes qui n'ont pas su grandir. Mais on pardonne aisément ces travers car, du temps de Jules et Jim comme aujourd'hui ce qui sclérose le cinéma français, c'est "le manque d'ambition, la résignation, l'acceptation", dixit Truffaut, une dernière fois, dans un article de 1960. A l'heure où l'on voudrait nous faire croire que les productions de Besson et d'Europa Corp. sont le renouveau du cinéma européen, ces mots sont bien d'actualité et aucun des défauts qu'ils stigmatisent ne saurait être imputé à Yann Samuell. Il a osé une oeuvre hors normes (même si un peu formatée pour des raisons bien compréhensibles de rentabilité), un portrait violent de nos intériorités, un condensé de sentiments mené avec brio pour un premier film. Un film dont on sort agréablement satisfait. On pourrait même, finalement, y trouver une morale, - une maxime par laquelle tout ce malheur aurait pu être évité - et celle-là personne n'y trouvera à redire: il faut se dire "je t'aime" le plus vite possible.

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