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Juste un mouvement de Vincent Meessen

Publié le 20/10/2021 par Adèle Cohen / Catégorie: Critique

Portrait en son absence

Vincent Meessen est une figure incontournable de l’art contemporain. Moins connu dans le monde du cinéma, sa pratique s’empare pourtant de la vidéo depuis de nombreuses années et ses différents travaux mettent souvent en lumière les épisodes passés sous silence du discours de la mémoire coloniale. Son dernier opus, Juste un mouvement,  est un long-métrage documentaire passionnant, qui revisite l'héritage colonial occidental et le met en relation avec l'histoire des mouvements d'avant-garde et d'indépendance du XXe siècle, mais aussi de la stratégie chinoise actuelle. Au centre de ce film, une figure charismatique, le jeune philosophe sénégalais Omar Blondin Diop mort dans une prison sous Léopold Sédar Senghor. Juste un mouvement était sélectionné à la Berlinale, du 1e au 5 mars 2021.

Juste un mouvement de Vincent Meessen

 

Déjà, en 2016, l’exposition de Vincent Meessen, au Wiels, intitulée Sire, je suis de l’ôtre pays et celle de 2018 Omar en mai au Centre Pompidou, s’intéressaient aux parcours de jeunes intellectuels africains qui croisèrent directement ou indirectement la route de l’Internationale Situationniste (I.S.), ce mouvement contestataire des années 60, qui reconsidéra de manière radicale les relations entre l'art, la politique et la vie quotidienne et laissa une empreinte aussi radicale qu’indélébile sur le monde des idées et des formes. On découvrait alors que non, Mai 68 ne s’était pas cantonné au quartier latin, et que d’autres soulèvements importants avaient eu lieu à Dakar ou à Kinshasa. On découvrait aussi des militants, des militantes et un portrait au pastel d’Omar Blondin Diop, révolutionnaire sénégalais, plongé dans la lecture du 12e et dernier numéro de la revue de l’I.S. Et ce sera lui, Omar, qui sera au cœur et le cœur de Juste un mouvement.

Omar, brillant étudiant à Paris, sorti diplômé de l'École Normale supérieure de Saint-Cloud.

Omar, engagé par Jean-Luc Godard en 1967 pour interpréter son propre rôle dans le film La Chinoise.

Omar militant maoïste, actif au sein du mouvement du 22 mars à Nanterre et expulsé de France.

Omar révolutionnaire à Dakar, soutenu par ses frères, ardents anticolonialistes, contre la politique pro-française de Léopold Sédar Senghor.

Omar inculpé pour terrorisme et pour espionnage, mort, « suicidé » dans sa cellule à l’âge de 26 ans sur l’île de Gorée. 

 

Tout cela, le film de Vincent Meessen nous le dévoile peu à peu, avec à l’appui des images d’archives, les extraits du film de Godard, et les témoignages de celles et ceux qui ont aimé ce jeune homme et qui se sont battus à ses côtés. Pour autant, le film ne se résume pas à une biographie avec interviews et montage d’archives, une sorte de film de mémoire, voire de monument au mort. Il en est même l’exact contraire car pour le cinéaste, raconter cette histoire sert surtout ici à réévaluer son potentiel politique actuel. Et comme toujours, ce que cherche Vincent Meessen, dans le fond comme dans la forme, c’est à faire dialoguer tous les éléments : passé et présent, cinéma et réalité, art et politique, fiction et documentaire, histoires et Histoire pour les mettre en tension. Sa méthode si particulière fait ainsi émerger une narration polysémique qui vient ouvrir en grand les portes des idées, décloisonne la pensée, bouscule la linéarité des récits historiographiques et décentre le point de vue. La dialectique politique est ainsi intelligemment mise à la fois en image, en partage, et en pièces non pas de façon froide et théorique, mais toujours vivante, toujours en mouvement. À travers des histoires qui s’interpénètrent sans cesse à divers niveaux de temps et de réalité, la complexité du monde s’intensifie au lieu de se clarifier. C’est un labyrinthe poreux et sans fin dans lequel les rapports entre l’Occident, la Chine et l’Afrique sont sans cesse mis en abyme et trouvent des échos là où l’on ne l’aurait pas même imaginé. C’est surtout une déconstruction de la représentation qui s’opère par un jeu très savant d’images : images d’archives, extraits de film, images réelles, mise en scène de l’image à l’intérieur du film, vidéos, film en train de se faire, projection du film lui-même, etc. Car le film de Meessen est avant tout un film sur la représentation. Il tente de détruire l’image maître et esclave par une proposition cinématographique qui met elle-même en place un système où chacun des personnages est à la fois acteur et spectateur et dans lequel chacun peut se réapproprier non seulement un discours mais aussi des images et des représentations et voir le monde à travers ses propres yeux : des comédiens jouent, un cinéaste filme et met en scène, des personnes témoignent, donnent des leçons, tentent des mouvements qui vont façonner le film et sa matière même.

En ce sens, Juste un mouvement est un mouvement juste, résolument contemporain et révolutionnaire, et Vincent Meessen s’impose ici comme un cinéaste dissident, qui montre que le cinéma possède une dimension historiographique qui lui est propre et peut refaçonner le réel.

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