Dans Kapital Europe (2025), le réalisateur bruxellois Ben De Raes dresse le portrait de deux travailleurs migrants à Bruxelles, explorant avec subtilité les réalités du travail précaire dans une métropole européenne. Reginald, ouvrier roumain du bâtiment, lutte pour survivre dans le secteur informel de la construction et envisage un retour dans son pays natal. Parallèlement, Niki, une jeune Grecque récemment arrivée, devient coursière à vélo, découvrant les défis d'une économie urbaine exigeante.
Kapital Europe de Ben De Raes

Ben De Raes braque sa caméra sur ceux qu’on ne voit jamais, ou trop mal. Reginald et Niki, deux travailleurs migrants, sont au cœur de cette exploration sensible et politique du travail précaire en Europe. Le réalisateur belge ne se contente pas de dénoncer : il donne une voix, une forme et une temporalité à ceux dont l’existence est souvent résumée à une fonction. À travers eux, le film révèle les rouages d’un système capitaliste qui exploite l’exil économique tout en invisibilisant les corps qui le soutiennent.
Ce qui donne toute sa puissance au film, c’est le choix de la narration hybride. En mêlant documentaire et fiction, Ben De Raes joue avec les codes pour mieux s’en libérer. Cette oscillation constante entre le réel et la reconstitution permet au film de s’ancrer dans une vérité émotionnelle sans jamais tomber dans le didactisme. La caméra ne cherche pas à tout expliquer, mais à faire ressentir. Les scènes de travail, de solitude, ou d’attente ne sont pas seulement des images capturées, elles deviennent des fragments d’une vie recomposée, où la mise en scène n’efface pas la réalité, mais l’approfondit.
Ce choix narratif d’une hybridation entre documentaire et fiction s’appuie sur une mise en scène résolument minimaliste, qui renforce l’impression de réalisme et d’immersion. Ben De Raes ne surligne rien : pas de musique illustrative, pas d’effets de style appuyés. La caméra observe, à hauteur d’humain, laissant place aux silences, aux respirations, à la banalité du quotidien. Cette économie de moyens devient une force, car elle évite toute distorsion émotionnelle et laisse les scènes parler d’elles-mêmes. Ce dépouillement stylistique épouse parfaitement les trajectoires de Reginald et Niki, rendant leurs gestes — aussi simples soient-ils — profondément incarnés et crédibles. Le spectateur n’est jamais tenu à distance, il partage l’espace, il sent le froid, la fatigue, le bruit des machines ou de la ville. Cette épure permet au film de capter, sans fard, la vérité brute de ces existences que l’on oublie trop souvent de regarder.
Kapital Europe s’impose ainsi comme un film nécessaire, à la fois humble et puissant, qui redonne visibilité à celles et ceux que le système relègue à ses marges. En refusant le pathos, en s’ancrant dans le réel par une mise en scène minimaliste et un dispositif narratif hybride, Ben De Raes capte avec justesse la complexité des vies précaires dans l’Europe contemporaine. À travers Reginald et Niki, il raconte bien plus que deux trajectoires individuelles : il dessine les contours d’une condition partagée, faite de déplacements, d’efforts invisibles et de rêves tenaces. Kapital Europe ne crie pas, mais il marque, en silence, avec grâce, et avec une acuité rare.