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Kinshasa Beta Mbonda, un documentaire de Marie-Françoise Plissart

Publié le 16/10/2019 par Philippe Simon / Catégorie: Critique

Kinshasa no more blues

Ils sont là. Une dizaine d’hommes noirs. Face caméra, regards caméra. Ils se balancent, frappent dans leurs mains, chantent. Litanie, pulsion lancinante : « Kinshasa, Kinshasa, ville pleine de problèmes ». Rythme lent et profond, du plus profond d’eux-mêmes. À tour de rôle, chacun se place devant les autres. Il dit en quelques mots, quelques phrases, son histoire. Rap slamé, improvisé, paroles délivrées d'un monde d'avant. Ils disent leur passé criminel."kulunas", c'est leur nom, veut dire bandits. Ils ont volé, racketté, violé. Ils ont touché aux armes et fait de la prison. Errance, délinquance, déraison. Ils disent comment ils ont rencontré le mystère, la mystique des tam-tams. Ils disent pourquoi la musique est devenue une part d'eux-mêmes, une nourriture. Aujourd'hui, ils sont en train de renaître, de se retrouver. Exorcisme et rédemption. Ils demandent et se demandent pourquoi tant de misère, tant de souffrances ? Pourquoi tant de richesses dérobées ? Gouvernement de la souffrance. Ils prennent parti. À nous de redresser le pays, réparer nos vies.

Ils sont là, ensemble, un groupe. En un plan, un seul plan, un plan séquence, une évidence. Tout est là. Tout est là qui ne demande qu'à se déployer.

Kinshasa Beta Mbonda, un documentaire de Marie-Françoise Plissart

Et c'est précisément ce déploiement qui va être au centre du projet du dernier film de Marie-Françoise Plissart, Kinshasa Beta Mbonda. Partant de ce premier plan puissant au point de faire craquer les coutures de son cadre, elle cherche à prolonger les mots déjà entendus mais pas encore écoutés, à amplifier les gestes déjà vus mais pas encore regardés. Son propos n'est pas de faire le portrait d'un groupe de musiciens, pas plus que le récit d'une aventure entre galères et succès éventuels. Ici, ni portrait, ni récit, mais un collage savant de séquences qui, telles les fragments d'une mosaïque, agrandirait le dessein du premier plan en lui donnant plus d'ancrage, plus de corps, plus d'espace. Proposition périlleuse, écriture expérimentale dont la cohérence n'est pas donnée d'avance. Car comment d'un côté déplier ce qui se cache dans les non-dits de ce fameux premier plan et de l'autre trouver une forme juste qui ferait se répondre les différentes séquences sans tomber dans le piège d'un puzzle à la résolution impossible.

La réussite de Marie-Françoise Plissart tient dans plusieurs partis pris qui, tous, relèvent de ce que le cinéma a de plus inventif.

D'abord en construisant son film à partir de situations saisies dans la vie quotidienne de ces musiciens : répétitions, déplacements, petits boulots, réparations, enterrement, jeux, errances. Elle va travailler chaque séquence comme un moment particulier d'un parcours dont le périple - et surtout la situation générale - sera de l'ordre d'un hors-champ toujours invisible mais progressivement identifiable. Et c'est en donnant toute son importance aux lieux lors de la construction de ces instants singuliers, en filmant l'espace public, urbain, en y inscrivant la vie de ces musiciens en apprentissage d'eux-mêmes, qu'elle va faire surgir en nous une image impossible, celle d'une mégapole au bord de la faillite : Kinshasa.

Ensuite, par la distance si particulière de son regard, dans sa façon de filmer les musiciens, elle va trouver une forme de regard complice qui s'arrête là où commence l'intimité de ceux-ci, leur laissant une part d'ombre, de mystère. C'est comme si, en accentuant légèrement cette distance, par cet arrêt, cette limite, elle rendait plus manifeste ce que les mots et les gestes ne disent pas, mais laissent deviner. Il y a beaucoup de pudeur dans cette manière d'habiter par le regard une relation et c'est celle-ci qui va lui permettre de faire naître derrière les mots et les paroles du groupe de musiciens, cette évidence que leur ville, Kinshasa incarne un pouvoir appelé à disparaître.

Enfin, parce que Marie-Françoise Plissart développe un point de vue et qu'elle le met à l'épreuve de l'autre dans sa façon d'avoir voulu son film et dans la prise de risque que cela suppose, il y a un désir qui relève du politique et qui traverse, en l’unifiant, tout le mouvement de son film. Car à bien y regarder, que filme t-elle sinon des hommes qui, dans une situation quotidienne extrême, s'organisent et font front ensemble. Et que nous disent ces hommes, que nous dit Kinshasa Beta Mbonda si ce n’est qu'il nous faut prendre possession d'un espace et d'un temps qui est le nôtre, un lieu et un moment qui s’improvisent et se partagent et que vivre ensemble, créer ensemble, est une expérience collective qui s'invente tous les jours. Et ce n’est pas ce message qui est politique, mais le fait que par le cinéma, il trouve en nous un écho immédiat, qu’il nous relie en quelque sorte à cet ailleurs le faisant déjà nôtre, ici et maintenant.

Kinshasa Beta Mbonda est un film exigeant et sans cesse au bord du délitement, semblable en cela à la vie de ses protagonistes mais cette exigence est une exigence de vie, une exigence de vie et de mort.

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