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L'Occupation des sols de Marie-Françoise Plissart

Publié le 01/11/2002 par Philippe Simon / Catégorie: Critique

De l'urbanité révélée

Passer de l'instant subtil de l'art photographique à la durée magique de la mise en fiction cinématographique est chose périlleuse. Rares sont ceux qui s'y sont risqués avec succès. La faillite d'un tel projet surgissant entre autres de la soumission des enjeux du cinéma au contenu déjà connu de l'expérience photographique. Comme si alors le cinéma fonctionnait comme seul faire valoir d'un sens et d'une émotion lui préexistant. Comme si l'acte cinématographique se résumait à réfléchir la démarche photographique en un jeu de miroir où s'épuise sa pertinence et sa spécificité.

L'occupation des sols

 

Ce danger, le premier film de Marie-Françoise Plissart (connue pour son travail de photographe) L'occupation des sols, non seulement le circonscrit avec intelligence mais s'en nourrit pour nous proposer une invention du cinéma pour le moins éblouissante. Véritable coup de maître en la matière, ce film réussit le difficile mariage entre l'instantanéité du regard et sa pérennité, entre le coup d'oeil du photographe et la mise en récit propre au cinéma.

 

Et non seulement il réussit cela mais il est bien plus que cela. Marie-Françoise Plissart filme une ville, Bruxelles. En fait, elle filme la Ville, l'urbanité, sa vie, son espace et sa respiration, ses lieux et leurs mouvances. Pour se faire, elle a mis sa caméra sur les sommets, les pics et les tours de la ville. Elle filme d'en haut, en prenant distance, en regardant de loin. Et cet effet d'éloignement nous rapproche, nous rend proche une globalité, nous focalise sur une vue d'ensemble qui soudainement nous fait toucher aux composantes même de l'espace urbain. Composantes saisies comme autant d'instants particuliers, devenus les éléments d'une approche de la ville et qui étrangement suscitent notre curiosité et éveillent notre goût de la découverte. 

 

Du général pour accentuer le détail, du particulier devenu instant du global, l'art de regarder de Marie-Françoise Plissart voyage l'espace-temps de la ville en se fragmentant, en s'éclatant pour mieux se recomposer, jusqu'à perdre cette prétention du déjà vu et amener le spectateur en un lieu inconnu qu'il va découvrir comme il l'arpente et, à lui seul, le faire sien. 

 

La mise en image de Marie-Françoise Plissart est déjà une mise en scène et son intelligence de la durée, du rythme, sa science du montage, nous laisse cette liberté d'inventer notre mise en récit à partir de son regard qui est loin d'être innocent. Ici pas d'effet de discours préétabli, pas de point de vue unique qui fait sens et limite la pensée. Mais une dérive poétique et ludique qui, d'un kaléidoscope d'impressions, donne à imaginer une série de petits récits ayant la ville pour sujet, l'ordre et la durée des plans du film, leurs qualités esthétiques aussi, étant conçus pour nous amener à voir et à penser autrement l'urbanité.

 

Et cela donne un foisonnement d'images et d'idées qui fonctionnent comme les points de repères d'un cheminement enfin personnel puisque né de notre invention, de notre imaginaire. Difficile de dire les instants par lesquels nous passons. De la géométrie de l'être à cette géographie de l'avoir, de cet espace de l'apaisement à cette stratégie de la disparition et du recouvrement, de ces lieux de terre à cette architecture policière et de contrôle, L'occupation des sols nous livre la ville comme le quadrillage hasardeux d'un état de guerre mais aussi comme la déconstruction de frontières où s'opère la réappropriation de zones de jeux et de plaisirs. Et comme pour Marie-Françoise Plissart rien n'est joué d'avance, de la multiplicité des émotions et des idées nassent la subtilité et la radicalité de ce qu'elle nous propose. 

 

L'urbanité se révèle dans ce qu'elle a de plus vrai et de plus terrible. A chacun alors de décider de ce qu'il en est et cette liberté de pensée, cette ouverture poétique et aventureuse qui nous saisi comme le film se déploie, est l'une des choses les plus belles et les plus nécessaires du cinéma.

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