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Kom hier dat ik u kus (Becoming Mona) de Sabine Lubbe Bakker, Niels van Koevorden

Publié le 26/08/2021 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Le monde du silence

Alors qu’elle n’est qu’une fillette, Mona (Olivia Landuyt) perd sa maman dans un accident de voiture. Pratiquement du jour au lendemain, son père, Vincent (Tom Vermeir), lui impose la présence d’une belle-mère, Marie (Wine Dierickx), à première vue très gentille, mais souffrant d’une sévère dépression et de sautes d’humeur pour le moins effrayantes. Mona n’est pas du genre à se rebeller ou à chercher l’affrontement, elle accepte tout ce qui lui arrive, résignée, obéissante. C’est notamment le cas lorsque Marie accouche d’une petite Anne-Sophie, dont Mona doit s’occuper alors que sa belle-mère passe ses journées au lit. Cette relative harmonie est vite brisée : Marie, consciente qu’elle ne prendra jamais la place de la défunte, prend Mona en grippe, faisant d’elle son bouc-émissaire désigné au moindre pépin, vexée parce que la fillette n’aime pas sa cuisine ou ses cadeaux. Perturbée sans pour autant le montrer, Mona, dans un accès de panique, se brûle un jour volontairement avec une cigarette. Ce sera son dernier geste violent.

Kom hier dat ik u kus (Becoming Mona) de Sabine Lubbe Bakker, Niels van Koevorden

 

20 ans plus tard, Mona (maintenant incarnée par Tanya Zabarylo) est devenue autrice pour le théâtre. Elle doit collaborer avec Marcus (Stefan Perceval), un metteur en scène ridicule qui ne sait travailler sans pratiquer la violence verbale sur ses collègues. Mona est sa victime la plus fréquente. D’une manière générale, Mona, qui est pourtant innocente et dévouée envers sa famille, ses collègues et ses amis, mais aussi éprise d’un grand sens des responsabilités, est le réceptacle fréquent de leurs reproches, insultes et humiliations diverses. Mais elle encaisse toujours sans broncher, devenant malgré elle le pilier de cette famille dysfonctionnelle, celle qui gère les problèmes affectifs de son frère et de sa sœur, qui veille sur son père lorsqu’il tombe malade ou qui tente de tempérer les crises de colère d’une belle-mère à qui elle sert de défouloir. Seul son père la regarde, la considère et l’aime d’un amour inconditionnel.

Mona est une jeune femme comme nous en avons tous croisé une sans forcément connaître son nom : un peu invisible, trop gentille et réservée pour faire une réelle impression. Elle est la femme dont on n’écoute pas les histoires et qui, de toute façon, est trop pudique pour en raconter. Tout en colère rentrée, elle refoule ses sentiments. Pas par lâcheté, mais plutôt par ce calme naturel qui lui dicte de ne pas faire d’esclandre. Mais petit à petit, à force d’accumuler les injustices à son égard, son silence devient étouffant. Elle est consciente qu’on la piétine. Elle tente bien une de ces thérapies régressives en groupe : les patients entrent, nus, dans une tente et sont encouragés à exprimer toutes leurs émotions enfouies. Certains pleurent, d’autres hurlent ou expriment leur rage. Pas Mona, qui n’arrive pas à émettre un son, simplement gênée par le ridicule de la situation. C’est là son éternel problème : tout le monde autour d’elle est bruyant alors qu’elle n’élève jamais la voix.

Le couple de réalisateurs joue sur des effets d’ellipse appuyés, comme pour dire que, malgré le temps qui passe, rien ne change. À cet égard, on ressent ici l’influence du cinéma de Mike Leigh, notamment de son inoubliable Another Year. Une dizaine d’année plus tard, nous découvrons Mona en couple avec Louis (Valentijn Dhaenens), un écrivain de 13 ans son aîné, le genre d’homme qui monopolise la conversation, dont les problèmes et les états d’âme sont bien plus importants que les siens. À côté de lui, Mona n’existe pas. Et si le commun des mortels peut voir Louis pour ce qu’il est, c’est-à-dire un imbuvable pervers narcissique, pour rester poli (et un connard égocentrique pour parler franchement), Mona, elle, subit encore et toujours ses reproches injustifiés. Louis prend sa prétendue fragilité et ses drames familiaux comme prétextes pour se comporter en salaud, justifiant ses manquements en tant que compagnon par les exigences de son « important » métier. Les rares fois où la conversation tourne autour de Mona et pas du nombril de Louis, il fait en sorte de tout ramener à lui. Il ira jusqu’à accuser Mona de le suffoquer, alors qu’elle lui demande simplement de venir rendre visite à son père hospitalisé. Rarement la masculinité toxique, terme très à la mode, a-t-elle été aussi bien illustrée à l’écran. Pourtant, Mona finit toujours par s’excuser…

Mona ne joue pas de rôle, elle se soucie réellement du bien-être de ceux qui l’entourent, alors qu’ils ne pensent qu’à eux-mêmes et la relèguent au rang de simple « meuble », sans jamais admettre ou comprendre qu’elle leur est indispensable. Au point où, comble de l’hypocrisie, on lui fait un jour le reproche d’être « toujours en train de jouer à celle qui pense aux autres ! » La patience de Mona a-t-elle des limites ? Restera-t-elle cette figure de martyr ? Finira-t-elle par comprendre que sa culpabilité vis-à-vis des petits malheurs de ses proches n’a pas le moindre sens et que ses problèmes à elle ne doivent pas forcément passer en derniers ?

 

Kom hier dat ik u kus (Becoming Mona) de Sabine Lubbe Bakker, Niels van Koevorden

 

Portrait émouvant et ô combien révoltant d’une sainte évoluant au milieu d’un nid de relations toxiques qui la détruisent à petit feu, Becoming Mona est également une belle leçon de dignité. Sabine Lubbe Bakker et Niels van Koevorden ont le bon goût et l’élégance de ne pas résoudre l’histoire de leur anti-héroïne avec une pirouette bien emballée pour venger les injustices, préférant suivre la logique interne du personnage, dans le silence, plutôt que de s’adonner à un happy-end hors de propos. Voilà donc un premier film flamand dont l’austérité, une fois n’est pas coutume, n’est pas une pose auteuriste, mais le résultat de l’observation aigüe d’une femme effacée que l’on aurait juste envie de consoler parce que personne d’autre ne le fera.

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