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La Belle et la Meute de Khaled Walid Barsaoui et Kaouther Ben Hania

Publié le 10/01/2018 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Seule Contre Tous

« Kafkaïen », voilà l’adjectif auquel on pense durant le calvaire vécu par la jeune héroïne du quatrième film de Kaouther Ben Hania (Le Challat de Tunis). À la différence près que les romans angoissants de Franz Kafka se situaient dans une sorte de dystopie parallèle où l’absurde et le surréalisme étaient mis en avant, où le trait était grossi afin de démontrer que la bêtise et la bureaucratie (qui vont rarement l’un sans l’autre) détruisent inutilement des vies. En ces temps cyniques où l’on ne s’étonne plus de grand-chose, il est néanmoins difficile d’accepter que La Belle et la Meute soit inspiré d’une histoire vraie.

Tout commence par un viol, évidemment abject, mais ce n’est que le début de cette soirée en enfer. Sur une plage de Tunis, à la sortie d’une boite de nuit, Mariam (Mariam Al Ferjani) et Youssef (Ghanem Zrelli), qui viennent de se rencontrer, sont interpellés par trois policiers, soi-disant pour un contrôle d’identité. L’un d’entre eux éloigne le jeune homme pendant que les deux autres violent Mariam à l’arrière de leur voiture de service. Après avoir fui, la jeune femme en état de choc se dirige en titubant vers l’hôpital. La loi stipule en effet que pour porter plainte contre ses agresseurs, elle doit être examinée par un médecin qui constatera le viol et établira un certificat. Or, à l’hôpital, personne ne semble disposé à l’aider. Mariam se retrouve impuissante face à une série de fonctionnaires qui détournent le regard, inventent des excuses et lui conseillent tout simplement de rentrer chez elle, d’oublier ce qui vient de se passer. Après la peur et l’humiliation physique, commence pour la jeune femme un combat pour sa dignité et pour le respect de ses droits. Mais comment obtenir justice quand les bourreaux se trouvent du « bon » côté de la loi ?

Le drame de Mariam dépasse la simple non-assistance à personne en danger pour se métamorphoser en une sorte de complot bureaucratique généralisé. Pour toute réponse aux violences qu’elle a subies, elle ne reçoit que des menaces, accusée par les fonctionnaires de l’hôpital, puis du commissariat de police, d’atteinte aux bonnes mœurs et de comportement immoral. Pourquoi ? Parce qu’elle embrassait gentiment son petit ami sur la plage, en pleine nuit, et parce qu’elle a le malheur de porter une robe de soirée décolletée. Tour à tour, ces deux administrations corrompues vont se renvoyer la victime comme une patate chaude, personne n’ayant envie de subir les conséquences de ses accusations, particulièrement au sein d’un régime politique toujours aussi répressif envers les femmes, considérées comme des citoyennes de seconde zone. Tout va donc être fait pour la faire taire. Les violeurs, protégés par leur administration afin d’éviter le scandale, retrouvent Mariam au commissariat et l’injurient de plus belle, avant d’en venir à nouveau aux mains (au vu et au su de tout le monde) afin qu’elle retire sa plainte.

Une victime de viol qui doit passer la nuit à courir d’un endroit à un autre afin de convaincre des autorités ronflantes de ce qu’elle a subi ? On pense donc à Kafka mais cette histoire aberrante pourrait tout aussi bien sortir d’un roman de science-fiction à la Richard Matheson. En tant que spectateurs, nous attendons le final où justice sera faite et les méchants punis. Il n’en sera rien, puisque La Belle et la Meute est ouvertement inspiré d’un fait divers choquant qui avait défrayé la chronique tunisienne en 2012, relaté par la victime (sous un pseudonyme) dans un ouvrage intitulé Coupable d’avoir été violée. Le film de Kaouther Ben Hania retrace librement ces événements par une succession de neuf longues scènes filmées en plans-séquences, qui déclinent les différentes épreuves vécues au cours de la nuit : examen vaginal (avec un flic pervers qui passe sa tête par le rideau pour se rincer l’œil), déposition après déposition, humiliations, injures, explications diverses avec une meute de flics dont même les plus professionnels et compatissants tentent de raisonner Mariam afin de préserver cette magnifique institution d’état qu’est la police. La longueur inhabituelle des plans permet de décupler le suspense, de faire ressentir l’urgence de cette course contre la montre et de montrer le désespoir grandissant de Mariam, coincée malgré elle dans une série d’endroits clos où ses agresseurs sont susceptibles de surgir à tout moment.

Par sa nature d’histoire vraie, La Belle et la Meute n’est pas un film de genre à proprement parler, mais un étouffant pamphlet en forme de film social qui tire sa terreur du quotidien, du poids écrasant d’une injustice monstrueuse contre laquelle on ne peut rien. La réalisatrice nous épargne le viol par une ellipse pudique, mais les scènes de déposition sont d’une telle violence, qu’elles finissent très vite par donner la nausée. C’est bien simple, si nous ne savions pertinemment que tout est vrai, nous n’y croirions pas !...

La démarche courageuse de la réalisatrice, en colère mais néanmoins armée d’une bonne dose d’espoir, consiste à dénoncer l’archaïsme des institutions, la lâcheté insidieuse et un déni quasi-général qui pourrissent son pays. Ces salauds qui font la sourde oreille et détournent le regard, ces ordures en uniformes qui contraignent Mariam, par la menace ou la force, à retirer sa plainte, cette institution d’état qui tente, tel un pathétique gang mafieux, de retourner les accusations contre une victime martyrisée, ne sont-ils pas aussi coupables, aussi pervers que ces prédateurs sexuels qui profitent en toute impunité d’un système patriarcal qui ne punira jamais un homme accusé par une femme ? Quoi qu’il en soit, à l’heure où l’affaire Harvey Weinstein bat son plein, où les porcs sont désormais précédés de hashtags, ce portrait sordide d’hommes libidineux, violents et lâches, se déplaçant toujours en groupes et se protégeant les uns les autres, s’avère plus que jamais d’actualité ! Au vu du climat actuel, La Belle et la Meute est ce qu’on appelle du « cinéma utile ».

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