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La Tortue rouge de Michel Dudok de Wit

Publié le 13/01/2017 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Critique

Le rêve de la tortue

Malgré son crédit de plus en plus grand parmi les cinéphiles, il n’est pas encore très fréquent de voir le cinéma d’animation sur le même plan que les grands films de fiction. Quand Un certain regard, la sélection parallèle du Festival de Cannes, s’intéresse à La tortue Rouge, c'est déjà remarquable en soi. Qu'en plus le film rafle un prix spécial du jury avant de s’en aller ouvrir triomphalement le prestigieux festival d’Annecy, c'est tout-à-fait exceptionnel et justifie largement qu'on braque le projecteur sur cette œuvre d’une somptueuse beauté.

La tortue rougeSon auteur, le Hollandais Dudok de Wit, est considéré depuis une vingtaine d’années comme l’un des grands créateurs indépendants de l’animation européenne. Il a déjà empoché un César et une nomination à l’Oscar, pour Le moine et le poisson, et finalement l’Oscar en 2000 pour Père et Fille, entre autres. Au festival d’animation d’Hiroshima, il fait la connaissance d’Isao Takahata, cofondateur avec Hayao Miazaki du mythique studio Ghibli, et auteur notamment du Tombeau des lucioles et du Conte de la princesse Kaguya. Le courant passe et la vie continue. Mais quelques années plus tard, l’animateur, voit arriver un courrier de Ghibli lui offrant de produire un long-métrage où il aurait toute liberté de création. Le rêve absolu pour n’importe quel créateur ! Et une incroyable marque d’estime de la part du studio dont ce sera la première coproduction internationale, qui plus est, réalisée hors du Japon.

En fait de production, c’est une étroite collaboration créative qui se noue entre l’artiste et le Studio japonais. Le producteur n'est autre que Toshio Suzuki, qui a à son palmarès les plus prestigieux dessins animés du studio. Quant à Takahata, il devient directeur artistique, séjourne à plusieurs reprises en France, près des lieux de production, et imprime profondément sa marque. Takahata et Dudok de Wit ont en commun le goût des univers oniriques et des méditations à forte portée philosophique et symbolique. Le résultat est un conte un peu déroutant sur la vie et la mort, le rêve et la réalité, les forces de la nature et le destin d’un homme. Naufragé sur une île peuplée seulement d’oiseaux, de crabes, d’insectes et de tortues, un marin noue avec une énorme tortue rouge une relation d’amour / haine jusqu’à ce que la tortue se transforme en une merveilleuse jeune femme.

La tortue rougeOn ne déflorera pas davantage une narration dont on perçoit tout le potentiel symbolique sur la vie et ses cycles, la relativité du temps qui passe et le sens de notre présence dans cette réalité qui nous relie aux autres et au monde. Ces préoccupations sont récurrentes dans l'œuvre de Dudok de Wit, mais aussi chez Takahata, dont on se souvient avec émotion du nostalgique Souvenirs goutte à goutte. Elles sont revisitées ici avec beaucoup de sensibilité et une finesse de touche pleine de pudeur, dans une histoire au fil de laquelle il est préférable de se laisser aller, sans trop chercher à maîtriser. La vraie force du film tient à la manière dont les techniques du dessin et de l’animation sont utilisées pour restituer la splendeur majestueuse de la nature et la force qui en émane, violente parfois mais aussi protectrice et rassurante, génératrice de vie et de mort. Sur le plan de la conception et de la technique, Ghibli a visiblement tenu ses promesses et Dudok de Wit a reçu le temps nécessaire et les moyens suffisants pour poursuivre son ambition. Six ans d’écriture et de préparation, trois ans de production et une grande variété de techniques d’animation : 2D et 3D, dessins au fusain et créations sur palettes graphiques, mise en couleur par logiciel informatique, le tout finalement recomposé dans une image à l’aspect dessiné mais que son origine digitale dote d’une structure légèrement granuleuse, du plus bel effet. Le graphisme est simple, proche de la ligne claire avec une très grande attention portée aux détails. Les effets d’animation sur l’eau, le vent et le feu sont particulièrement impressionnants. Une beauté plastique ébouriffante, toute entière au service du propos.

Il émane de ce premier long-métrage un sentiment d'étrangeté, encore renforcé par l’absence de dialogues, le film étant rythmé uniquement par les bruits de la nature, les cris des animaux (et des humains), et la musique de Laurent Perez Del Mar. Œuvre singulière, très personnelle, poétique, mais aussi quelque peu hermétique, la Tortue rouge est un étonnant voyage initiatique à partager. On ressort baigné de sa beauté naturelle mais l’esprit bouillonnant de questions. Il est des films dont on oublie la moindre image une heure après les avoir vu, et il en est d’autres dont la vision laisse en mémoire une marque indélébile. La tortue rouge est de ceux-là. Une réussite à laquelle notre pays prend également une petite part grâce à Belvision et au studio d’animation carolo Dreamwall avec le soutien de Wallimage et du Tax Shelter.

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