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Laar de Jacques Faton et Alpha Sadou Gano

Publié le 08/11/2011 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Sélectionné dans la compétition belge de Filmer à tout prix Laar (qui signifie « regarde » en wolof) s’inscrit dans un projet plus vaste, « Mémoire des pratiques quotidiennes du football », mené par Jacques Faton et Eric Dederen, un projet qui varie supports et formes, et de l’Europe à l’Afrique, à travers la pratique de ce sport très populaire, remet « le jeu, l’inutile, le plaisir, les émotions, l’expression de l’agressivité, de la créativité gratuite et le reste (le politique, l’économique, le médiatique) dans un autre ordre ou plutôt dans le désordre, celui de la mémoire. »Pari tenu et ténu pour ce court métrage de vingt minutes.

photo du film Laar de Jacques Faton et Alpha Sadou Gano Réalisé par Jacques Faton et Alpha Sadou Gano, le film se développe dans une dualité, un dédoublement qui fait pont entre image et commentaire, entre film et spectateur. D’un côté : la banlieue de Dakar, de longs et lents panoramiques scandés par des cartons qui situent les lieux dans la ville. Laar filme toutes sortes de terrains de football, de celui qui s’installe dans la rue à celui qui s’étale sur des terrains à bâtir, celui où l’on joue et l’autre qui n’est plus utilisable, inondé. Toute une vie traverse ces longs plans souvent un peu désert, souvent un peu ternes, bien loin d’une quelconque imagerie exotique de l’Afrique. De l’autre côté : une voix, celle d’Alpha Sadou Gano décrit l’image. Ou plutôt elle la raconte. Elle se situe en dehors du tournage, se positionne en face de l’image filmée puisqu’elle la décrit en termes de scène et d’écran. Elle fait œuvre de guide entre le spectacle et le spectateur et nous conduit à travers les différentes épaisseurs signifiantes de l’image. Le commentaire, qui, parfois, vient véritablement décrire l’écran, souligne des gestes, des mouvements, attire notre regard sur des éléments infimes que sans elle, nous n’aurions pas notés. Ténu, le commentaire ne tient parfois qu’à un fil, un mouvement dans le cadre auquel il s’accroche. Il explicite des espaces, raconte toute une vie de quartier, des pratiques. Il accompagne le regard, l’oriente, le remet en perspective dans un ensemble bien plus vaste. Il creuse la profondeur des images. La voix commente chaque élément, nous dévoilant un monde et son fonctionnement, des pratiques, des économies, une réalité qui, peu à peu, s’épaissit de complexité. Le tempo lent des panoramiques dévoile tranquillement des espaces urbains que le jeu de ballon vient trouer d’autres pratiques, de temporalités différentes, des corps qui vivent selon d’autres modes. Là, deux femmes reviennent du marché. Ici, deux jeunes gens discutent et boivent le thé. Là, une école née de la coopération entre le Sénégal et la Corée… Peu à peu, les lieux filmés tissent la géographie de la ville, une suite de liens sociaux, un tissu économique. La voix raconte d’autres manières d’habiter un territoire, une temporalité, un pays. Principe même de toute science de l’homme, le savant décrypte ce qui se donne à voir sous l’épaisseur des signifiants. Mais pas de science ici, seulement les commentaires d’un homme inscrit dans le territoire qui nous est montré. Simple, le procédé se répète. Il ancre le film dans le dialogue, dialogue entre la caméra et la voix, dialogue entre ceux qui montrent et ceux qui regardent. Et la caméra dévoile un monde très simplement, fort de ce simple, mais riche procédé cinématographique. À partir du dialogue entre image et commentaire, la beauté de Laar tient à cette mise en abyme, d’une grande simplicité, du principe même du cinéma, à la création de cet espace de l’entre-deux où un certain monde advient pour le spectateur, par l’entremise d’un regard qui le désigne, espace impalpable où se construit une rencontre, où se rencontre une altérité dans le dialogue des regards. Et la puissance et le trouble des images sont là, que malgré leurs évidences, elles ne vont jamais de soi, il n’y a pas de mondes qui aillent de soi. C’est toute la réussite limpide de ce documentaire que de se désigner lui-même comme la construction d’une réalité signifiante. Il ne manque au film que quelques temps morts, quelques silences, qui nous permettraient de rêver l’image autrement, de nous apercevoir ensuite, à la lumière du commentaire, de tout ce que nous n’y avions pas vu, de nous évader aussi des mots qui orientent notre vision, de les questionner à leur tour, de rêver un peu notre propre film et de tisser dans ces interstices une œuvre un peu plus commune et un peu moins exemplaire.

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