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Le Daim, de Quentin Dupieux

Publié le 07/06/2019 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Dujardin se prend une veste

En dehors d’une poignée d’œuvres issues de l’imaginaire de cinéastes iconoclastes (à commencer par Luis Buñuel), le fétichisme est un thème rarement abordé de manière franche et frontale au grand écran. Souvent attaché à décrire les troubles sexuels (Polyester de John Waters, Crash de David Cronenberg, The Duke of Burgundy de Peter Strickland), romantiques (Le Genou de Claire d’Eric Rohmer) ou psychologiques (May de Lucky McKee, Le Parfum de Tom Tykwer, Lars and the Real Girl de Craig Gillespie) de protagonistes dérangés, le genre trouvait une sorte d’apogée dans le n’importe quoi lorsque Christophe Lambert tombait amoureux d’un porte-clés dans I Love You, le film raté de Marco Ferreri. Dans le récent In Fabric, excellente comédie horrifique de Peter Strickland, vue au dernier Festival Off Screen, une maléfique robe de haute couture ensorcelait toutes celles qui la portaient, avec des conséquences on ne peut plus dramatiques. In Fabric vient de trouver son pendant français.

Jean Dujardin et Adèle Haenel dans le Daim

 

Dans le septième film de Quentin Dupieux, Jean Dujardin incarne Georges, 44 ans, un homme lessivé, dépressif, revenu de tout. Comme un noyé qui crie à l’aide mais qui n’y croit plus vraiment, qui s’habitue lentement à l’idée de sombrer. Fraîchement largué par son épouse, il décide de tout quitter et de recommencer sa vie ailleurs. Avec sa barbe poivre et sel touffue, on croirait revoir l’écrivain cancéreux du Bruit des Glaçons avec 10 ans de plus… Mais Georges n’est ni cancéreux, ni alcoolique, il vient de tomber amoureux ! Son étouffante solitude crée un manque qu’il va tenter de combler dans une histoire d’amour passionnée avec… une veste en daim ! Un vêtement qu’il vient d’acquérir pour une somme rondelette (il y a consacré ses dernières économies et se retrouve maintenant sur la paille) et qui exerce sur lui une véritable fascination. Avec cette veste à franges ringarde au possible, il dialogue à voix haute, passe des heures à s’observer dans le miroir, puis cherche à compléter sa panoplie avec des gants, un pantalon et un chapeau de la même étoffe. Le Daim est donc une authentique histoire d’amour, mais aussi une descente aux enfers dans la violence et l’anarchie. Armé de son blouson et d’un antique caméscope avec lequel il filme ses méfaits, Georges sombre petit à petit dans la folie. Par amour et allégeance envers son daim, il décide d’éradiquer le reste des blousons de la surface de la planète ! Retranché dans la chambre d’un hôtel perdu dans la montagne, il fomente son projet. Mais il se rend vite compte qu’il va avoir besoin d’aide. Dans un délire mégalomaniaque, il endosse l’identité d’un réalisateur et se fait seconder dans son projet artistique par Denise (Adèle Haenel), une barmaid en manque d’aventure, monteuse à ses heures perdues. Dès lors, nous allons suivre la lente et troublante transformation de cet homme perdu en bête sauvage. Mais Georges est-il manipulé par le blouson ou ce dernier n’est-il qu’un prétexte pour déclencher un inévitable chaos ?...

Qu’il décrive les états d’âme d’un pneu psychopathe (Rubber), les pérégrinations oniriques d’un cinéaste en quête du cri parfait (Réalité) ou une garde à vue particulièrement compliquée (Au Poste !), l’univers cinématographique de Dupieux baigne dans l’absurde et le surréalisme. Le Daim, néanmoins, est un contre-pied total du style « Dupieux ». Rongé par sa solitude quotidienne, Georges évolue dans un monde on ne peut plus ordinaire. Dupieux déplace la folie inhérente à son cinéma sans avoir recours à ses habituelles ruptures de tons surréalistes. Une fois n’est pas coutume, c’est la folie du personnage et non pas celle du cinéaste, qui est à l’écran !

 

Jean Dujardin dans le Daim

 

La schizophrénie est le sujet principal de ce drôle de film qui tient à 200% sur les épaules de Jean Dujardin. On le constate dès la scène d’ouverture avec l’utilisation astucieuse de la chanson Et si tu n’existais pas (de Joe Dassin), qui fait écho aux troubles de Georges et à sa relation avec son blouson. La sympathie naturelle que l’on voue à l’acteur le plus populaire de sa génération aide à nous rendre attachant son personnage de sociopathe, même lorsqu’il commence à maltraiter son assistante souffre-douleur et à commettre une série de crimes sanglants (dignes des premiers films d’Abel Ferrara !) dans le but de subtiliser leurs vestes à d’innocents badauds. Dujardin trouve ici un de ses meilleurs rôles, conférant une humanité inattendue à un personnage désespérément glauque. Pitoyable puis menaçant, sa seule carapace est ce blouson qui lui permet de retrouver sa fierté et de se vanter constamment de « son allure de malade !!! » Sur le papier, Georges n’était pas un rôle évident à faire exister puisque l’acteur passe la moitié du métrage à parler à un blouson et à passer ses nerfs sur Adèle Haenel. Mais Dujardin s’avère plus émouvant que jamais et trouve l’équilibre parfait entre la mégalomanie de ce meurtrier misanthrope et la pitié qu’inspire ce loser magnifique qui a perdu tous ses repères.

Fréquemment hilarant au 36ème degré (les discussions sur les métiers du cinéma entre Georges, qui n’y connait rien, mais qui fait semblant, et Denise provoqueront de nombreux fous rires), Le Daim est, à ce jour et de très loin, le film le plus mature et abouti de son réalisateur. Saupoudré d’humour noir, le film semble sorti tout droit du Sens de la Vie, le chef d’œuvre dadaïste des Monty Python dont il pourrait être l’un des sketches, étiré sur 1h15.

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