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Le Gardien de buffles de Minh Nguyen-Vô

Publié le 05/05/2006 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Critique

L'année du Buffle

Vous connaissez notre intérêt pour le cinéma belge qui nous réserve tant de surprises par son non-formatage, ainsi que notre souci pour les films venant d'Asie dans la mesure où c'est l'un des cinémas les plus créatifs du moment. Gardien de buffles, un film belgo-vietnamien de Minh Nguyen-Vô nous comble donc deux fois.

Gardien de buffles n'est pas un film qui installe ses plans dans la durée ou joue sur les ellipses narratives (comme le cinéma chinois ou taïwanais, voire certains films coréens au tempo lent ou survolté). Et pourtant, rien de plus vietnamien que son rythme et son esthétique qui jouent sans cesse sur le contre-jour, les ombres chinoises au rythme de paysages gorgés d'eau. Le film, ayant été tourné pendant la saison des pluies, nous offre des ciels plombés par les orages de la mousson. Gardien de buffles nous prouve, une fois de plus, la diversité du cinéma d'Asie.

Le film se sert du somptueux décor de la province de Cà-Mau, à l'Extrême sud du Vietnam, pour nous conter une histoire d'initiation, le passage de Kim de l'enfance à l'âge adulte. Le film est une adaptation d'une nouvelle de Son Nam publiée dans Scent of the Cà-Mau Forest, l'un des écrivains parmi les plus réputés du Vietnam
Nous sommes en 1940. Le Vietnam, sous domination française, s'appelle la Cochinchine. À Cà-Mau, chaque année pendant la saison des pluies, il faut conduire les buffles, animaux essentiels pour la culture du riz, vers des terres plus fermes. Cà-Mau est un endroit où l'on survit davantage qu'on y vit.

En conduisant deux buffles, seules richesses de la famille aux Monts Bâ-thé, l'adolescent Kim se joint à une bande de Gardiens de Buffles. Ils vont lui faire découvrir le brigandage, la bagarre mais également, au-delà de cette violence qui n'est pas sans évoquer l'Ouest américain (un clin d'œil à La Captive aux yeux clairs de Howard Hawks), l'amitié et l'amour.
Dans la culture vietnamienne, l'eau est un élément primordial et ambivalent. Elle symbolise tout à la fois la vie et la fertilité mais aussi la mort et la destruction (six mois de mousson).

Ceux qui ont parcouru les bras du delta du Mékong comprendront parfaitement cette toute puissance de l'eau. Le fleuve charrie toutes les activités humaines dans son lit et ses principaux canaux qui en font le grenier à riz du Vietnam. Cette double relation sert de métaphore dans la relation orageuse qu'entretient Kim avec son père. Nous sommes au cœur de la transmission entre générations, un problème dont l'actualité est brûlante dans un pays où la famille est le noyau du tissu social et où l'on brûle tous les jours des bâtonnets d'encens sur l'autel des ancêtres. La transmission, en ces années quarante, se fait dans la douleur et l'ambivalence en harmonie avec un paysage contrasté. Le père, on le sait, permet au fils la traversée de l'Œdipe, autrement dit de se construire une identité (notamment sexuelle) et de rencontrer la loi qui le lui garantit. Rien de plus difficile.

Aussi, le parcours de Kim oscille-t-il entre la haine du moi et l'idéal du moi, de demandes insatisfaites aux désirs indestructibles. Très belles scènes où père et fils dialoguent, en jouant ensemble un air de flûte. La musique (due à Ton That Tiet) les unit dans un dialogue que la parole ne permet plus. 

Enfin, on ne peut ignorer que le buffle est un animal sacré au Vietnam. Le travail des gardiens de buffles qui conduisent les animaux des basses terres inondées six mois par an aux hautes terres est donc primordial et lui-même sacré.Ces trajets qu'effectue Kim à plusieurs reprises, d'abord avec une bande organisée ensuite à son compte en compagnie d'un ami khmer (les populations vietnamiennes et khmères se mélangent dans cette zone frontalière) sont autant d'étapes dans son initiation à la vie et lui apprendront la liberté, celle d'être lui-même et dès lors de pouvoir découvrir l'autre, d'aimer une femme.
Ce film envoûtant dans lequel l'homme triomphe des éléments en s'harmonisant avec eux plutôt que dans une lutte stérile cultive la nuance plutôt que l'exhibition. Et surtout, il nous montre l'impact des catastrophes naturelles sur les êtres. Les bagarres nocturnes, superbes séquences en ombres chinoises,  sont montrées davantage dans leur effet que dans leur surgissement.
Gardien de buffles montre que la lente réconciliation du monde avec soi passe par une harmonie avec la nature. Minh Nguyen-Vo imprime à son récit un tempo captivant, laissant des blancs dans le récit que le spectateur est invité à remplir. C'est toute la fascination des cinémas d'Asie qui préfère suggérer qu'exhiber.
Le film, qui a remporté maints prix dont celui du public au festival de Locarno, est sorti en France en 2005.

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