Mr Edhi n'apprécie pas le grand capital, pas plus que les fondamentalistes, les journaux, se promener sur la plage et les gens prodigues qui boivent trop de thé. Il aime en revanche faire des sermons, les travestis, Allah et la compagnie des femmes. À peu près aussi connu chez nous que Rémy Bricka doit l'être au Pakistan, Abdul Sattar Edhi est une véritable icône dans son pays, l'équivalent musulman d'une Mère Teresa, la bigoterie en moins. Il a fondé et pérennisé un réseau d'aides médicales et sociales comptant aujourd'hui trois cent trente antennes pour plus de cinq mille employés, le plus important du pays.
Le Royaume de monsieur Edhi d'Amélie Saillez
L'institut Edhi fonctionne à la manière d'une coopérative sociale : nul cependant n'a besoin de cotiser pour bénéficier du secours de cette fondation qui s'occupe tout particulièrement de la difficile condition féminine. Mr Edhi se base uniquement sur les donations de la population pakistanaise, refusant systématiquement toutes les aides gouvernementales et étrangères. Cet organisme composé d'orphelinats, foyers pour femmes, hôpitaux psychiatriques, maternités et autres banques de sang et dispensaires pour handicapés s'est donc développé, le temps d'une vie, autour de l'immense aura de cet homme farouchement indépendant. Personnage complexe, il est musulman, mais critique vertement ses semblables.
Tantôt il apparaît prêt à secourir, sans discrimination d'aucune sorte, quiconque vient quérir son aide, tantôt il rejette avec fermeté la mendiante qui vient demander la charité. Humble mendiant, il sait aussi faire preuve d'une rare habileté pour se mettre en avant, chaque bâtiment, chaque véhicule, chaque casquette et chasuble portées par ses employés étant marqués de son nom. N'hésitant pas à appuyer sur ces paradoxes, évitant salutairement au passage le piège panégyriste, le film, s'il nous ouvre une fenêtre sur la condition féminine au Pakistan, nous oblige également à réfléchir et à nous positionner vis-à-vis de cet homme ambigu. Mais si le portrait de Monsieur Edhi est accroché sur tous les murs et que c'est lui que les citoyens viennent sans cesse saluer avec révérence devant son institut, le documentaire n'est pas le portrait d'un seul homme, mais plutôt du couple qu'il forme avec sa femme Bilquis. Il est l'homme du côté duquel se trouve la prétendue puissance, elle est le soutien, mais surtout le liant de cette organisation. Irremplaçable parce femme libérée, et ce n'est pas si facile, Bilquis, par son humanité et son pragmatisme, renoue un lien entre les femmes recueillies et cette société patriarcale qui les a rejetées. Elle jette également un pont entre cette situation sociale filmée par un tiers et le spectateur grâce à un discours fort et sans emphase.
C'est porté par ce couple singulier que découle de ce documentaire une grande force idéologique. La réalisatrice a pu s'immiscer au cœur des différents centres qui composent le royaume de Monsieur Edhi, royaume aux sujets majoritairement féminins dont il aurait sans doute été impossible pour un homme de s'approcher d'aussi près. Embrassant la vie de tous les jours avec ses drames, ses crises et ses doutes, le champ de la caméra traverse les encadrures de portes et de fenêtres. Il ricoche sur les miroirs comme pour signifier au spectateur à la fois l'importance de la réclusion de ces lieux où se retrouvent les femmes mises au ban de la société de ce pays (125e rang sur 169 pays pour l'indice du développement humain établi par les Nations Unies), et la distance nécessaire du respect pour ces sujets fragiles. Finalement, on peut aussi y voir la métaphore d'un regard et d'une perception occidentale qui se doit de prendre un certain recul pour pouvoir appréhender cette culture, méconnue pour beaucoup, et dont le film, en plus du mérite de nous offrir un message d'espoir important, participe à offrir une meilleure compréhension.