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Les Chatouilles (ou la danse de la colère), d’Andréa Bescond et Eric Métayer

Publié le 07/01/2019 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

 

Les chatouilles, c’est un jeu bien innocent qu’adorent les enfants et qui nécessite, pour être pleinement joyeux, une grande agilité et beaucoup de proximité physique. D’ailleurs, ça tourne souvent à la bagarre rigolote, les chatouilles. Et le proverbe n’est pas très loin qui dit « jeux de mains, jeux de vilains »…

Les Chatouilles (ou la danse de la colère), d’Andréa Bescond et Eric Métayer

 

Danseuse, comédienne, chorégraphe, metteuse en scène, Andréa Bescond a déjà une longue carrière derrière elle quand elle décide de raconter son histoire dans le Off d’Avignon en 2014 puis à Paris l’année suivante. Ce sera un seul-en-scène, Les Chatouilles (ou la danse de la colère), qui lui vaudra le Molière de sa catégorie, en 2016. Avec Eric Métayer, compagnon artistique de longue date qui a mis en scène ce spectacle, Andréa Bescond s’empare du medium cinéma pour raconter à nouveau son histoire, celle d’une enfant (Odette) qui a subi, pendant de longues années, les violences sexuelles et psychologiques d’un ami de la famille, pédophile planqué bien peigné. Elle réussit le tour de force d’aborder la pédophilie et tout son effroyable cortège de gestes violents, de mots écœurants et de toiles d’araignées culpabilisantes avec un humour et une rage de vivre qui estomaquent !
Adapté d’un spectacle, le film d’Andréa Bescond et d’Eric Metayer en a gardé les artifices et les mises en scène. Mais c’est avant tout parce que la scène est imaginaire. Non pas que ce qui se raconte serait tiré d’une quelconque imagination, non. Au contraire, parce que ce qui se raconte est tellement cru, tellement violent qu’à le regarder de trop près et trop en face, on en resterait pétrifié comme face à la Gorgone. Or, il faut s’échapper pour vivre, il faut courir et surtout danser, plonger dans la vie, qu’elle ne tourne plus en rond, sur elle-même, bloquée par la violence subie, celle du lapin immobilisé dans les phares de la voiture, glacé d’effroi face à son bourreau, à la porte de la salle de bain qui, inexorablement, se referme. Alors la scène du film est celle de l’imaginaire du personnage, interprété par Andréa Bescond elle-même, une danseuse toute en muscle, en rage et en grâce qui raconte son histoire, visite son passé comme on feuilletterait un livre d’images.Ce procédé narratif qui fait résonner les espaces mentaux à la façon de Michel Gondry, permet cette mise à distance de la réalité trop crue et la réappropriation d’une histoire si difficile à raconter. Il donne lieu aussi à des scènes d’une grande beauté (la rencontre entre la petite et la grande Odette) d’une cocasserie irrésistible (le voyage américain d’Odette et de son meilleur ami), des moments terribles, d’autres drôles, tendres et parfois caricaturaux. Mais après tout, ce qui se dévoile sur l’écran est un jeu d’images, celles dont on se souvient, celles que l’on invente, celles que l’on répare… Accompagnée de sa psychologue (magnifique Carole Franck) qui tient le fil, Odette vadrouille dans ce récit d’elle-même, de ses douleurs et de ses luttes, se met en scène ou s’invente pour mieux s’en tirer, tel Thésée armé de son courage et de sa soif de vie à la poursuite de ce Minotaure terrifiant et pourtant si banal. Soutenue par son père (et pour la première fois, on réalise que Clovic Cornillac peut être un bon acteur), malmenée par sa mère (Karin Viard, que le scandale bourgeois éclabousse et qui ne veut pas salir sa robe), Odette bataille contre la tentation du silence, la culpabilité de l’enfant maltraitée, la solitude du secret honteux pour s’affranchir de ces chatouilles abominables à coup de corps enragés, d’amitiés tendres, de danses échevelées, de répliques percutantes. Et peu à peu, le film devient l’espace de guérison, comme l’ont été les mots, la danse par où jaillit la colère, le spectacle et désormais le cinéma.
Un film intensément talentueux, dont la créativité submerge le propos si délicat pour l’emporter dans la vie, tremblante, enragée et bouleversante.

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