Cinergie.be

Les Damnés de Roberto Minervini

Publié le 26/03/2025 par Kevin Giraud / Catégorie: Critique

D’un réel à l’autre

Les Damnés de Roberto Minervini, première fiction du documentariste italien qui a su, selon certains, capturer l’Amérique mieux que quiconque? Rien n’est moins sûr, pour un film qui brouille les frontières entre documentaire de création et fiction documentée, et où le réel s’invite tant dans le processus de création que dans les interstices de l’Histoire.

Les Damnés de Roberto Minervini

D’emblée, la mission de ces soldats est floue, vague. Une reconnaissance vers l’ouest, sans but précis ni réel objectif. Et de cette impulsion, qui s’étiole au fur et à mesure que l’attente et les interrogations se déploient, Minervini crée un film étrange et aliénant tant pour ses personnages que pour son public.

Car il ne se passe rien, ou peu s’en faut. Mais dans ce rien, c’est là que se trouve toute la force de ce film d’attente, où l’on en vient à craindre l’événement, à trembler à l’idée que quelque chose se passe. Car tant qu’il ne se passe rien, on reste en vie. 

Tourné dans les plaines du Montana, où Minervini a fait construire un camp et installé son casting pendant près de deux mois, Les Damnés impressionne par son réalisme, renforçant les questionnements sur la véracité de ce film de guerre irréel et pourtant puissamment vrai et résolument contemporain. Un récit de stase et de soubresauts où, faute d’un ennemi bien défini et d’un but, tant les protagonistes que les comédiens qui les incarnent tuent le temps.

Et lorsque la guerre les rattrape, les voici aux prises avec des fantômes sans visages, des balles meurtrières qui claquent de fusils invisibles. 

Refusant d’incarner cet ennemi, Minervini nous plonge dans la psyché des soldats unionistes post affrontement, alors que se dévoile petit à petit l’absence de sens de leur mission, et de la guerre en elle-même. “Il n’y a pas de but dans la guerre”, conclut assez tôt l’un des soldats. Avant que cette conclusion n’évolue en “pour moi, c’est de la survie. On tue, ou on meurt” plus loin dans le film, une maxime qui sonne plus comme un échec du monde qui l’a conduit jusque là que comme un constat personnel. 

Ce cinéma de l’attente, Minervini le transcende par des images fortes, des plans de montagnes enneigées qui nous aspirent et nous plongent dans cette contemplation aux côtés des personnages. Des décors immuables, figés et bientôt écrasants desquels les protagonistes tentent petit à petit de s’échapper pour retrouver cette capacité d’avancer, cet espoir qu’ils perdent en même temps que le sens de leur mission. Une impression renforcée par l’atmosphère sonore feutrée du film, qui enferme dans cette attente persistante. 

Où commence la fiction, où s’arrête le documentaire? Minervini refuse de répondre à la question. Il nous confiait, en amont de la sortie du film : “J’aime travailler avec des gens, qui se rassemblent et me donnent une partie de qui ils sont. Ainsi, leurs paroles et leurs actions leur appartiennent. Et de là, structurer, fictionnaliser, créer des moments pour créer un mouvement dans le temps et dans l'espace.”

Avec Les Damnés, ce glissement vers la fiction s’opère sans friction, d’un réel à un autre, pour un résultat envoûtant.

Tout à propos de: