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Les Fantômes des profondeurs d'Annick Ghijzelings

Publié le 28/03/2025 par Kevin Giraud / Catégorie: Critique

Une œuvre plurielle dédiée à un peuple et à une terre qui le sont tout autant. En Martinique, alors que des siècles de colonisation, d’esclavage et de migrations ont entremêlé des populations venues des quatre coins du monde, la documentariste belge Annick Ghijzelings dresse un portrait aux nombreuses facettes de cette île-monde. Un prisme au travers duquel, par un dialogue entre passé et présent où s’entremêlent arts, sciences et paroles, la cinéaste ouvre à l’universalité.

Les Fantômes des profondeurs d'Annick Ghijzelings

Des corps échoués, inanimés, battus par la houle côtière. Une image qui renvoie tant aux esclaves jetés dans l’Atlantique durant la traite négrière qu’aux migrants qui périssent aujourd’hui en Méditerranée, selon la réalisatrice. En Martinique, il se dit que chaque vague de l’océan est une de leurs âmes. “J’ai alors pensé à ces deux mers remplies de fantômes. J’ai pensé à ces corps disparus dans les profondeurs sans laisser de traces,” confie Annick Ghijzelings. “J’ai pensé aux vagues, à leur lancinant mouvement, qui depuis des siècles et jusqu’à aujourd’hui, continuent de bercer ces hommes, ces femmes et ces enfants avalés par la houle. Il y avait quelque chose qui se racontait là, dans cette désolante répétition d’une même horreur, quelque chose qui - intuitivement, mais profondément - faisait sens pour moi et qu’il me fallait creuser. C’est véritablement là qu’a commencé le voyage qui a mené à ce film.”

Un voyage qui se déploie entre les contreforts de la montagne Pelée et les plages de l’île, au rythme des textes du slameur Christophe Rangoly. Une voix cadencée, implacable, qui martèle la clameur des peuples opprimés, des histoires qui refont surface dans un espace mêlant les morts et les vivants, au rythme des battements des tambours et de l’océan. 

Captivant, le film l’est à bien des égards. Et principalement lorsqu’il capte en images les mouvements du ladja, art martial spécifique de la Martinique inspiré par les luttes et les révoltes des esclaves qui dissimulaient jadis le combat sous les pas de danse. À coups de va-et-vient, d’oscillations qui rappellent à nouveau le ressac implacable de l’océan, la danse créatrice devient réparatrice, se positionnant comme mécanique d’empouvoirement et de réappropriation d’un récit et d’une identité.

En miroir de cette énergie, la cinéaste convoque également celle de Lily, sculptrice. Une force plus silencieuse, mais visuellement tout aussi forte, que l’artiste dissémine dans le film au travers de ses petites figurines vaudou appelées Bocio, “cadavres qui portent de la puissance”. Des êtres d’argile qui rappellent à nouveau le souvenir de ces humains disparus, victimes d’un système d’oppression globalisé, tant passé que présent. 

Une puissante œuvre qui donne la parole tant aux fantômes qu’aux vivants, dans un mélange subtil de création documentaire et de captation de réalités multiples.  

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