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Les Fourmis rouges de Stéphan Carpiaux

Publié le 14/11/2007 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Après quatre courts métrages et d’autres scénarios, Stéphan Carpiaux signe un premier long métrage dont le scénario lui a valu le Trophée du premier scénario - Promesse de nouveaux talents au CNC - et de nombreuses sélections dans plusieurs festivals, dont le Festival de San Sébastien. Un film déconcertant. 

Les Fourmis rouges de Stéphan Carpiaux

Le temps immobile de la fascination
À l’image de ces fourmis rouges, Alex, au prénom bien androgyne, est une jeune fille industrieuse que rien n’arrête. Sorte de Rosetta où la ville aurait fait place à la campagne, où la déchéance de la mère aurait fait place à celle d’un père interminablement en deuil de sa femme (qu’il pourrait presque confondre avec sa fille), Alex se débat. Elle court ici et là, entre son école, le garage de son père inerte où s’entassent les factures et ce travail, enfin, qu’elle décroche pour l’aider. Comme Rosetta, elle arpente d’un pied ferme tous les chemins, même les plus dangereux, pour prendre en charge ce dont aucune jeune fille de son âge ne devrait s’occuper, se risquant à prêter son corps aux fantasmes des autres, y compris celui de son père. C’est que la mission qu’elle s’est assignée est de le sauver, quitte pour cela à endosser les habits de la morte. Mais grâce à ce nouvel emploi, la jeune fille solitaire et taciturne plonge dans l’intimité d’une vieille femme acariâtre qu’elle aide à s’habiller et se laver. Elle entre dans une autre maison, une autre famille, où une mère adoptive maintient sous son pouvoir un jeune pianiste docile et innocent. Lui aussi flotte dans un temps mort, une vieille maison, hors du monde. À travers lui, Alex va trouver un miroir où contempler sa propre aliénation. Et parce qu’entre eux, des liens se nouent, d’autres liens vont se desserrer. Cette rencontre ouvre l’espace du relâchement, l’espace où du désir peut advenir.

« Lentement la longue colonne de fourmis rouges progressait. Rien ni personne ne semblait pouvoir les empêcher de remplir leur mission. » Cette phrase qui raconte l’entêtement aveugle des fourmis, chuchotée par une voix féminine, revient tout au long du film comme un leitmotiv. Elle se glisse sur ces images d’éoliennes qui tournent sans cesse dans la nuit, fantomatiques. Elles scandent cette scène qui revient encore et encore où une jeune fille, dans son lit, cherche le sommeil, rêve ou fait des cauchemars. Jusqu’à ce que cette phrase s’échappe et trouve sa propre fin. Le premier long métrage de Stéphan Carpiaux raconte comment le temps du traumatisme peut céder le pas à la vie. Un instant est devenu fascinant parce qu’il est irréductible, incompréhensible, inacceptable. En lui, tout s’embourbe et se clôt. Pour sortir du temps de la mort et des fantômes, il faut que les yeux décillent, il faut passer de la « sidération » au mouvement ; de la marche militaire, hypnotique, entêtée au vacillement du corps, au trouble du désir. Par une construction en boucle, où la narration avance à travers les variations de situations similaires qui vont crescendo, grâce à la beauté des images, douces mais vives et colorées, grâce à sa musique envoûtante, Les Fourmis rouges réussit à hypnotiser en tournant autour de ce moment qui ne peut être filmé puisqu’il est fascinant, mais qu’il faut « dé-passé » sous peine de mourir à soi-même.
Mais si Les Fourmis rouges est un film déconcertant, c’est que, malgré sa beauté et sa maîtrise, il est comme en deçà de lui-même, un peu immobile lui aussi. Les dialogues ne sonnent pas toujours très justes. La diction des acteurs semble parfois machinale. Préférant suggérer plutôt que montrer, le film cède quelquefois le pas à un symbolisme trop appuyé, construisant des plans très statiques ou très esthétiques. À d’autres moments, les séquences semblent arriver à la fin d’un moment qu’il n’aurait pas fallu manquer ou se clore juste avant l’essentiel qui se lit dès lors entre les lignes. Séquences comme écorchées ici et là, elles finissent paradoxalement par fonctionner avec ces dialogues un peu saccadés, un peu morts eux aussi. Alors, puisque c’est le mouvement qui sauve Alex de son obsession, on se risque à penser que c’est lui aussi qui fait défaut à ce film finalement assez rigide. Au bout du compte, le véritable défaut de ce premier long métrage très talentueux, riche et original, est peut-être d’être resté, lui aussi, trop englué, trop fasciné par son projet, son objet : « faire du cinéma ».

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