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Les Frères Sisters de Jacques Audiard

Publié le 19/10/2018 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Salut l’ami, adieu le trésor !
En 1850, au Far West, la ruée vers l’or bat son plein. Les frères Eli et Charlie Sisters (John C. Reilly et Joaquin Phoenix), redoutables tueurs à gages, sont chargés par le Commodore (Rutger Hauer) de retrouver et abattre l’alchimiste Hermann Warm (Riz Ahmed), qui a fui en emportant avec lui une invention révolutionnaire. L’adjonction d’une substance de son cru dans l’eau des rivières aurifères permet une récolte instantanée du précieux métal jaune. Warm, hérésie vivante au pays de la libre entreprise et de la loi du plus fort, est un philanthrope qui ne tient pas à s’enrichir, mais rêve à l’édification d’une société socialiste égalitaire. Le scientifique s’est récemment associé avec le détective Morris (Jake Gyllenhaal), qui avait lui aussi été chargé de retrouver le fuyard et de gagner son amitié pour récupérer sa formule… une amitié qui a fini par s’avérer authentique. Pour les Sisters, ce qui commence comme une mission ordinaire vire rapidement à une poursuite en terrain dangereux, de l’Oregon à la Californie, dans un pays pourri de l’intérieur par une violence primitive.

Les Frères SistersAdaptation du roman de Patrick DeWitt, Les Frères Sisters peut ressembler, à première vue, à la première superproduction hollywoodienne d’un grand réalisateur français. Or, à y regarder d’un peu plus près, le film précédent de Jacques Audiard, le très conspué Dheepan, couronné par une Palme d’Or contestée et sanctionné par un gros échec public, n’était rien d’autre qu’un western moderne en forme de fable. Comme pour prendre sa revanche, Audiard se frotte cette fois à un « vrai » western américain (bien que filmé en Espagne et en Roumanie et co-produit par les Frères Dardenne), avec son lot de fusillades, de saloons mal famés, de grands espaces et de chevauchées dans la poussière. Pourtant, après une première partie classique, dédiée à nous présenter ses deux anti-héros attachants (le duo Reilly / Phoenix fonctionne à merveille), le réalisateur d’Un Héros Très Discret s’ingénie à aller à contre-courant des clichés, se moquant comme d’une guigne des figures imposées pour proposer une brillante étude de personnages en quête de rédemption.
Audiard construit son western picaresque sur deux tandems représentatifs de modèles de société opposés : deux apôtres de la violence à la poursuite de deux hommes doux, n’aspirant qu’à une existence tranquille. Les Sisters, brutes élevées dans la haine par un père violent, employées à la solde d’un scélérat peu recommandable, vont se retrouver confrontés aux notions de Bien et de Mal qu’ils avaient oubliées depuis belle lurette. L’originalité du récit éclate lors de la rencontre entre les deux tandems.
Les Frères SistersÀ mesure que le récit et le cadre se resserrent, le film déjoue les attentes, oublie les conventions du genre et explore les nuances de ses personnages (la virilité émasculée de Charlie, l’importance de l’affection maternelle lors d’un climax émouvant en diable), laissant la place à la conversation et à un humour naïf et bon-enfant, comme lorsque Eli, à qui on répète souvent qu’il a mauvaise haleine, découvre avec fierté les vertus d’une toute nouvelle invention surnommée « dentifrice ».
C’est dans le projet utopique du scientifique / prophète qu’il faut chercher les véritables intentions du scénario : rendre leur humanité à une poignée de personnages solitaires et en mal d’affection, victimes de leur déterminisme familial et social. Après des années barbares passées dans une confusion émotionnelle, le lunaire Eli (exceptionnel John C. Reilly) est le premier à y voir clair, à comprendre les vertus de l’entraide et de l’amitié. Les scènes les plus amusantes sont celles où il tente, non sans mal, de transmettre ces concepts nouveaux à son cadet, beaucoup plus brutal et sacrément torturé. À l’occasion de ces échanges, Audiard retrouve l’esprit des tandems des meilleures comédies françaises, où le candide finit toujours par entraîner le cynique vers des cieux inattendus. Le film sait également se montrer émouvant, une rareté chez Audiard.
Le western selon Audiard se veut donc intime, plus proche de la fable humaniste sur l’origine de l’Amérique à la Little Big Man d’Arthur Penn (qu’il adore et revendique comme modèle) que du cynisme et de la violence de La Horde Sauvage de Sam Peckinpah (qu’il déteste).
Bien entendu, le beau rêve de Warm sera contrarié par les réalités du Far West. Mais si tout le monde ne sort pas indemne de l’aventure, le voyage en vaut largement la peine. Le film, dédié au frère disparu du réalisateur, est l’occasion pour ce cinéaste habitué aux personnages de figures paternelles, d’aborder pour la première fois le thème de la fraternité et de ses déchirements freudiens, avec une tendresse folle pratiquement inédite dans sa filmographie.

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