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Les mille yeux de Brian De Palma

Publié le 04/04/2008 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication
Les mille yeux de Brian De Palma

Les mille yeux de Brian De Palma

Brian De Palma n’a jamais cessé de se révolter contre son époque. « Greetings » (1968), son troisième long métrage, se voit couronné par un Ours d’Or à un festival de Berlin fasciné par son ton libertaire synchrone avec la crise et la rév. cul. que connaissent les Etats-Unis dans les années 60. « Au début des années 60, tout a soudainement explosé. Kennedy a été tué, puis Martin Luther King, Robert Kennedy. Et aussi le Vietnam… À ce moment, on a vraiment eu le sentiment de vivre dans une maison de fou ». (BDP).Ce livre sur l’éternel rebelle complexe et paradoxal Brian De Palma, écrit par Luc Lagier, revient sur l’ensemble de sa filmographie. De The Wedding Party (1963) à Redacted(2007), l’auteur plonge dans un cinéma qui pratique « l’alchimie parfaite entre le cinéma commercial et le cinéma d’auteur ».

L’art du pamphlet ne va plus jamais le quitter : « Je ne suis pas là pour servir la soupe du public, ni celle des critiques » déclare-t-il à « Film Comment ».

« The Responsive Eye » (1966), un court métrage en noir et blanc tourné à l’occasion de l’exposition Op art au Musée d’Art Moderne de New York est basé sur les effets d’optique. La manipulation optique restera une obsession qui traversera tous ses films et qu’il quantifie dans Redacted (que sont les médias ?).

L’obsession de Brian De Palma pour le visionnage en boucle d’un événement provient du traumatisme qui a frappé toute l’Amérique contemporaine : l’assassinat du Président John Fitzgerald Kennedy. « L’assassinat de Kennedy a bien sûr choqué chacun d’entre nous. Tout le monde se souvient où il était ce jour-là, comme pour le 11 septembre aujourd’hui. Ça a été une expérience fondatrice pour toute notre génération. Et d’ailleurs, l’assassinat en lui-même nous a autant marqués que l’enquête qui a suivi. La couverture médiatique, tous les livres qui ont été écrits, revenant sans cesse sur les mêmes preuves, les réinterprétant. Toutes les différentes théories, les rumeurs, le mystère qui perdure, un peu comme l’assassinat d’Abraham Lincoln ».(BDP)

Le 22 novembre, Abraham Zapruder filme à l’aide d’une caméra super 8 en 26 secondes à la vitesse de 18 images 1/3 par seconde l’événement qui va changer l’Amérique. « Mon premier souvenir du film, ce sont donc les photogrammes parus dans Life Magazine. Il y a eu bien des théories sur ce qui s’est passé, à cause des mouvements de Kennedy sur les photos. Je me suis inspiré de tout ça dans Blow Out. John Travolta photographie chaque image pour en faire un film dont il se sert pour déterminer l’origine du coup de feu. Godard disait que le cinéma c’est la vérité 24 fois par seconde. J’ai renversé. Pour moi, le cinéma c’est devenu le mensonge 24 fois par seconde. » Outre Blow Out, revoyons aussi Snake Eyes : « Le film mélange différents points de vue. Ce qui est intéressant, c’est que l’un est mensonger, celui de Gary Sinese. C’est tout le problème de Snake Eyes : comment faire confiance à un film qui vous ment ! ».

Après quelques rêveries hitchcockiennes (Obsessions, Pulsions, Body Double) évoquant la puissance poétique d’un cinéma capable de créer une réalité parallèle, De Palma « décrit avec Scarface l’envers cauchemardesque de cette toute puissance du cinéma. Un cinéma qui, au début des années 80, se transforme plus que jamais en un outil idéologique, véhicule principal d’un mythe américain caricatural en lequel De Palma ne croit décidément plus ».

Scarface est une démolition du fantasme du capitalisme américain auquel Montana a cru. Ce rebelle enfreint les règles de l’establishment de la pègre sud-américaine, de l’organisation mafieuse que gère Frank Lopez. Déchéance d’un homme qui sombre dans la drogue et la paranoïa, la cocaïne lui donnant un sentiment d’invulnérabilité. Lorsqu’il perd Gina, sa sœur, il abandonne son désir de puissance. Il ne peut le supporter et le comprend en se suicidant dans un acte final digne de Borgia ou de Brutus face à Octave et Marc-Antoine.Scarface (1983) est l’ascension et la chute d’un Tony Montana fasciné par le rêve américain.

Brian De Palma reprend (scénario d’Oliver Stone, au secours !) la passion de Tony pour Gina qu’avait développée Howard Hawks, en 1931, dans le premier Scarface (scénario du génial Ben Hecht). Une version censurée (la fin nous montre un Tony Camonte devenant ridicule, ce qui ne figurait pas dans le scénario original) mais surtout qui expliquait pourquoi Tony redevient un petit garçon ridicule lors de la mort de sa sœur (Ben Hecht s’inspirant de l’histoire incestueuse des Borgia).

Tony Montana et Manny, son acolyte, ont donc regardé l’Amérique à travers son cinéma avant d’y vivre. Ils font donc plier la réalité à leurs fantasmes. « Pour eux, l’Amérique apparaît telle qu’ils l’imaginaient, c’est-à-dire telle qu’elle se met en scène, s’affiche et se vend. Les Etats-Unis se présentent comme un mythe a priori ouvert à tous. Un mythe à rejouer indéfiniment ».

Redacted


Le film utilise l’instantanéité, l’immédiateté d’Internet, rompant avec la mise en scène chronologique du cinéma. Celle-ci est montrée dans un documentaire aux cadrages impeccables alors que les mini-dv ne cessent de ballotter dans tous les sens nous montrant, avec force, l’horreur et la bêtise de la guerre.Dernière révolte du rebelle Brian de Palma contre le spectacle de la guerre (après le Vietnam, l’Irak). Les images ont explosé. La télé, devenue majoritaire au niveau de l’image par rapport au cinéma, est désormais talonnée par Internet. Redacted est un pamphlet qui alterne le cinéma classique (reportage documentaire), les vidéos en mini-dv, les blogs sur le net, les images de caméras surveillance, les genres codifiés de You Tube qu’un réalisateur virtuose comme De Palma structure en changeant constamment d’axe et de point de vue. Redacted n’est pas la fin de la matrice du point de vue au cinéma, mais un développement de l’image-flux (chère à Gilles Deleuze), du nouveau statut des images.

 Qu’en est-il du regard ? À la fin des années 60, Arthur Penn multipliait dans ses films les axes en utilisant plusieurs caméras pour en multiplier les points de vue, en enregistrant un même cadre. Comme De Palma le fera dans Blow Out, Mission Impossible ou Snake Eyes. Avec Redacted, « De Palma ne fait plus semblant, il ne fantasme plus un pouvoir illusoire de l’image. Contrairement à ses films précédents, les pièces du puzzle Redacted ne s’assemblent pas » (…) « Les pièces du puzzle n’entrent pas en résonance, mais plutôt en collision, elles s’opposent, se contredisent, mais ne s’imbriquent jamais (…) contrairement à tous les précédents films de De Palma, les personnages (et le cinéaste) ne proposent pas de faire le tri, d’assembler les images comme par miracle sous nos yeux pour dévoiler leur vérité claire et limpide. C’est au spectateur de faire le tri des images. Seul. »

Bon. On aurait pu aussi vous parler des films de genre de De Palma : l’horreur (Carrie, Furie), le polar (Mission Impossible, Les Incorruptibles, L’Impasse, Snake Eyes, Le Dalhia noir) ou du cinéma hitchcockien (Obsession, Pulsions, Body Double), etc.
Alea jacta est, Luc Lagier en parle magnifiquement bien. Lisez-le.

 

Luc Lagier, Les mille yeux de Brian De Palma, éditions, Les Cahiers du Cinéma/Essais.