Le style est question de devenirs, détachement de la langue dans son usage, son service ordinaire de la communication : des ordres, des sentiments, des ustensibilités. La langue, par le style, échappe à l'ordre des «échanges».
Les styles de Gilles Deleuze
Gilles Deleuze proposait de livrer à ses lecteurs et auditeurs, à travers ses ouvrages, une boîte à outils pour circuler dans les chemins de traverse. Le livre collectif intitulé Les styles de Gilles Deleuze, Esthétique et Philosophie étudie sa cartographie et nous offre ses variations de styles proches de la musique baroque, du jazz ou de la musique sérielle.
L'acte de création (les arts, la science ou les philosophies) fonctionne en accords discordants avec des coupures, des pliages et des raccords qui se refusent au cloisonnement d'une machine textuelle ou d'une sémantique cloisonnée.
Dans une conférence aux étudiants de la Fémis (17 mars 1987), Deleuze a expliqué ses propos, « L'œuvre d'art n'est pas un instrument de communication. L'œuvre d'art n'a rien à faire de la communication. L'œuvre d'art ne contient strictement pas la moindre information ». (1) Le style est précisément en dehors des exercices de rhétorique ou de communication.
Lorsque Deleuze écrit que les écrivains « bégayent » leur propre langue (Kafka, Becket, Artaud, Proust...), de quoi s'agit-il au juste ?
« Le style - la langue étrangère dans la langue – est fait de ces deux opérations, ou bien faut-il parler de non style, comme Proust, « des éléments d'un style à venir qui n'existe pas ? » Le style est l'économie de la langue. Face à face, ou face à dos, faire bégayer la langue, et en même temps porter la langue à sa limite, à son dehors, à son silence ». (2)
En lisant ces articles, et en citant ces quelques fragments, on comprend mieux pourquoi Gilles Deleuze préfère la sémiotique de Pierce à la sémiologie des linguistes lorsqu'il aborde le septième art (3). Il nous dit que le cinéma n'est pas qu'une langue, un langage ou une narrativité, le cinéma est aussi une autre façon de faire de la philosophie. Elle procède avec des images, et la philosophie avec des concepts.
Parmi ceux-ci, le philosophe nous a ouvert le chantier des ritournelles, du rhizome, du corps sans organe, du pli. Ces vibrations de l'intensité du style oriente, de manière très Deleuzienne, le beau texte écrit par René Schérer qui termine ce livre : Postface, Deleuze ou la formule. Il nous parle du « gongorisme » (c'est mieux que « le maniérisme ») de l'auteur de Mille Plateaux (avec Félix Guattari) et, bien sûr, de son « baroquisme applicable souvent à ce mélange en patchwork de l'adresse directe (« le style parlé » et de « la formule frappée en sentence » (…) Mais aussi et surtout d'une composition basée autour de l'écriture musicale, de ses sons, de ses tonalités, de ses tempos. « La musique, parce qu'elle s'est détachée de la narration, que son exploitation du côté des ambiguïtés et des arcanes de significations, la porte à se libérer des contraintes du sens. En premier lieu de celles du sens commun, même lorsqu'elle encercle les évidences ou prétendues telles ». La musique comme perfection artistique, de l'harmonie de Bach à la musique sérielle. Les styles de Gilles Deleuze, un livre qui se lit et se déguste.
(1) Deux régimes de fous, éditions de Minuit, (p300)
(2) Critique et Clinique, éditions de Minuit (p137)
(3) in Cinéma 1, l'image-mouvement et Cinéma 2, L'image-temps, éditions de Minuit.
Les styles de Gilles Deleuze, suivi de cinq lettres inédites de Gilles Deleuze, sous la direction de Adnen Jdey. Ed. Les Impressions nouvelles.