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Lingui, un film de Mahamat-Saleh Haroun

Publié le 11/01/2022 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Femmes entre elles 

Après avoir réalisé de nombreux portraits d’hommes (Daratt, L’homme qui crie, Grisgris), Mahamat-Saleh Haroun filme cette fois, avec Lingui, le destin de deux femmes, d’une mère et de sa fille, et le « lien sacré » (« lingui », dans l’arabe du Tchad) qui les unit. Si ce nouveau film frôle sans cesse les poncifs tant ses péripéties narratives accumulent les violences faites aux femmes, il les déborde tout doucement pour entraîner le récit vers une geste épurée, une sorte de conte existentiel.

Lingui, un film de Mahamat-Saleh Haroun

Dans les séquences qui ouvrent Lingui, tout nous est raconté d’Amina, de son quotidien, des pressions économiques, morales et sociales qui s’accumulent sur ses épaules. Aux premières images du film, elle démonte un pneu de camion pour en récupérer les fibres d’acier qui vont lui permettre de confectionner des paniers ou des braseros (on ne sait pas quel en est l’usage) pour les vendre au bord de la route. Elle sue sous l’effort. Elle se débat. Le pneu est énorme et ne se laisse pas faire. Mais Amina non plus. Même si l’imam de son quartier la surveille, même si son voisin Brahim tente de la séduire, même si tout son voisinage lui rappelle sa condition de mère-fille, exclue de sa famille, au ban de la société. Humble et discrète, Amina reste droite. Mais voilà que sa fille Maria est renvoyée du lycée. Elle a 15 ans, elle est enceinte. De qui ? Pourquoi ? Cela n’est pas (encore) le problème. Maria ne veut pas de cet enfant, n’en dira pas plus. Elle est déterminée et c’est tout. Va commencer pour Amina une réelle métamorphose. Pour l’amour de sa fille, elle va devoir prendre la situation en main. Dans ce parcours du combattant que le film déroule devant elles, les deux femmes vont se heurter, se retrouver puis faire front. Et s’allier sans cesse à d’autres femmes pour se sauver de la violence des hommes, se libérer de leur pouvoir. Toutes ensemble complices et tendres, ce sont aussi leurs liens que filme Mahamat-Saleh Haroun, dans le geste muet d’une main sur l’épaule, les regards qui s’échangent, les corps qui se réconfortent. Avec pudeur et délicatesse, le plus souvent.

 

Avortement interdit, surveillance, mise sous tutelle, exclusion, excision, tout y est dans Lingui. Il n’est pas bon d’être une femme au Tchad pourrait-on se dire en sortant du film. Cela dit, les hommes en prennent pour leur grade.  À l’exception de quelques-uns qui traversent le récit aussi vite et éblouissants que des étoiles filantes, ils sont fats, arrogants, superficiels, libidineux… Mais étrangement, toute cette violence et cette misère ne se dévoilent pas vraiment à l’écran. Sous ses airs très réalistes, Lingui est vaporeux, onirique, flottant. Magnifiquement construits et éclairés, les plans, larges, fixes, frôlent la peinture. Ils sont presque vides. On y suit quelques traces de lumière, des corps qui dansent dans les mouvements chatoyants des vêtements féminins, des couleurs qui irradient. Toute cette beauté frôle l’épure et pousse le film vers l’abstraction. Tout comme les dialogues réduits au minimum (qui parfois sonnent étrangement aux oreilles lorsqu’ils sont en français). Ou l’intrigue, qui, malgré son accumulation de rebonds, ne s’embarrasse pas de circonvolutions mais avance, linéaire et simple. Peu à peu, à force de beauté, de lumière, de minimum radieux, tout le film se décale ailleurs et s’en va prendre, un tantinet irréaliste, simpliste et pas tout à fait vraisemblable, les allures discrètes du conte. Certains moments, comme celui où Maria flotte dans le fleuve Chari, rejoignent les séquences presque hallucinées de Daratt ou de L’homme qui crie. Les sauveurs de Maria semblent des créatures engendrées par le fleuve lui-même. Fanta, la sœur d’Amina, sortie de nulle part, est la providence incarnée. Abattre le Minotaure ne suffit pas, il faut encore trouver l’issue du labyrinthe… Ainsi, le film travaille l’essence de son intrigue autour de ces métamorphoses existentielles qu’il s’emploie à faire advenir jusqu’à cette fin libératrice. Tel un conte, donc. Ou encore, tel un rêve. 

Alors certes, à force de simplifications et d’épures, on peut reprocher au film de privilégier ses abstractions idéalistes à la complexité de la réalité et des êtres. Mais n’est-ce pas aussi cela, le cinéma ? Une machine à fabriquer des rêves ?

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