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Luc Moullet, le moule de la critique

Publié le 05/10/2009 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication
Luc Moullet, le moule de la critique

Au milieu des années cinquante, pendant son adolescence, Luc Moullet fut une groupie des textes critiques de Truffaut et Rivette qui paraissaient dans l'hebdomadaire culturel Arts. À force de proposer des articles à ses icônes, il devient, à 18 ans, le « chouchou » de l'équipe des Cahiers du Cinéma. En 1955, Truffaut lui annonce que le texte qu'il consacre à Edgar George Ulmer (cinéaste viennois, assistant de Murnau, artistiquement sous-estimé bien qu’admiré par Godard et Truffaut qui n'ont cessé de le mettre en valeur) est accepté par la rédaction des Cahiers jaunes (il paraîtra en avril 1956, dans le numéro 58).
Luc Moullet le réécrit en 2002 pour en donner une version plus complète et parler du film Détour (1944) qu'il n'avait pas vu cinquante ans plus tôt, mais pourtant considéré comme l'un des chefs-d'œuvre de ce cinéaste.
Qui, en 2009, connaît encore Edgar George Ulmer, prince des films fauchés de série B (parfois de série A, mais moins bons) et son film noir Détour ?
On vous le cite parce que, à la façon d'Ulmer, Luc Moullet nous paraît lui aussi un célèbre inconnu (sauf pour l'œil averti de ses fans). Ajoutons que si Ulmer avait, paraît-il, un côté affabulateur (lorsqu'il dit avoir collaboré avec Griffith, Stroheim ou Demille), il est aussi un personnage burlesque à l'humour décapant, que ce soit dans ses textes ou dans ses films à petit budget (la règle de la nouvelle vague) dans lesquels il combine l'exploration documentaire et la fiction dévastatrice du surréalisme. Partisan de « la politique des hauteurs », il n'hésite pas à parcourir les chemins de montagne pour préparer ses films.

Les éditions Capricci publient deux livres sur cet auteur burlesque ou d'une hauteur burlesque.
Un : Notre Alpin quotidien, un livre d’entretiens avec Emmanuel Burdeau et Jean Narboni.
Deux : Piges choisies (de Griffith à Ellroy) où l’on retrouve, Ford, Bresson, Skolimowski, Zurlini, Cottafavi, Mizoguchi, Truffaut, Godard, etc. Cinquante textes choisis parmi des écrits publiés depuis soixante ans. Grand fan des USA, il annonce dans l’article James Ellroy et la révolution de 89 « qu'au plan de la qualité, Hollywood a beaucoup décliné, mais a bruyamment été relayé par la littérature américaine ».

 Moullet invente « la morale est affaire de travelling », mais c'est Godard qui impose la formule en l'inversant : « le travelling est affaire de morale ». Godard se rattrape en disant : « Moullet, c'est Courteline revu par Brecht ». Ceux qui ont le regard fin, se souviendront que, vers la cinquantième minute du Mépris de Godard, Brigitte Bardot lit dans son bain un livre de Moullet sur Fritz Lang (édité par Seghers en cover rouge).

Issu de la Nouvelle Vague, Moullet mène donc deux carrières : critique de cinéma et cinéaste. Lorsqu’on lui demande quelle est la différence, il répond : « Etre critique de cinéma, c'est dire du bien d'un film; être cinéaste, c'est dire du mal de la société, de l'absurdité du monde, d'une ville, de tout... le cinéaste critique, et le critique vante ».
Il donne aussi quelques petits conseils aux jeunes critiques : « toujours faire rire le lecteur » ou « Mes textes essaient de reprendre le principe de Truffaut : partir du particulier (pittoresque si possible) - un détail du film - pour dévier sur le général. Jamais le contraire, comme les mauvais critiques qui d'ailleurs s'arrêtent au général ».
Autre principe de base qu’il recommande à Rohmer : « Il (Luc Moullet) m'a expliqué que chaque phrase devait avoir une cohérence interne, et que chacune d'entre elles devaient posséder un lien organique avec les suivantes. Le b.a.-ba, me direz-vous. Mais ça, aucun de mes profs de lycée ou d'université ne me l'avait dit. »

L'un des textes les plus connus de Moullet et toujours d'actualité (bien que le délire de la sémiotique visuelle ait disparu) s'intitule De la nocivité du langage cinématographique, de son utilité, ainsi que des moyens de lutter contre lui. Son intervention au festival de Pesaro, le 4 juin 1966 a choqué et abasourdi Christian Metz, Pier Paolo Pasolini, Roland Barthes, grands défenseurs de la linguistique et a ravi Jean-Luc Godard, artiste avant tout. Et pour cause. Petite citation : « C'est cela qui s'appelle le langage, refaire ce qu'un autre a fait, refaire ce qui ne nous appartient pas. Le langage, c'est le vol. L'art est individuel, communication d'un seul instant, c'est ce qui ne peut exister qu'une fois. Le langage, c'est ce qui ne peut exister qu'à partir de la deuxième fois, lorsqu'un comparse a transformé l'art en signes. Il n'y a plus création, mais reproduction mécanique. L'art ne ressert jamais. Le langage ne peut que resservir, car c'est en resservant qu'il prouve qu'il est langage (…) Il est la négation même de l'originalité artistique ». (p. 237).

Autre article de Moullet sur Jennifer Jones (Phyllis Isley de son vrai nom), l'interprète fabuleuse de Cluny Brown, le dernier film de Lubitsch. Il intitule son article :  La durée de la mâchoire, la souplesse des reins, l'art de Jennifer Jones  (paru dans Trafic 65, cité dans le webzine 129) et dit tout simplement ceci : « parce que c'est la plus belle femme du monde, elle est encore plus belle que la mienne ».

Signalons aussi Le Rebelle de King Vidor, édité par nos compatriotes de Yellow Now, numéro 13 de la collection « Côté film » (webzine 138).

Enfin, cerise sur le gâteau, l'interview de Luc Moullet par notre ami Jacques Kermabon, le rédac chef de Bref, en bonus du DVD Luc Moullet en shorts. Les deux hommes sont filmés de profil. L'un en face de l'autre. Rien au milieu. À gauche, Moullet, à droite Kermabon. Action. En 1947, la découverte de Jour de colère de Carl Theodor Dreyer « m'a donné l'impulsion majeure du cinéma », explique t-il.
Heureuse époque que cette fin des années cinquante où les producteurs couraient derrière les journalistes de cinéma après les succès publics de À bout de souffle et des Quatre cents coups. Avant cela, nous confie encore Moullet, il était aussi difficile de faire des films que de devenir ministre. Devenir critique, lorsqu'on est passionné de cinéma, étant plus facile, il le devient à 18 ans (on répète pour boucler la boucle).
Pour le reste (sur le cinéma américain dont Moullet est un fin connaisseur) regardez et écoutez le bonus de Luc Moullet en shorts.

Luc Moullet : Piges choisies, Notre alpin quotidien, Editions Capricci.

En DVD, Luc Moullet en shorts, 10 courts métrages édités par Chalet pointu et présentés par Jacques Kermabon (rédac chef de Bref).