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Lumumba de Raoul Peck

Publié le 01/10/2000 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Critique

L'affaire Lumumba fut vécue en Belgique comme l'épisode le plus douloureux de la décolonisation. Chez les bourgeois, on se souvient encore de la "haine hystérique" soulevée contre "ce nègre à barbiche de chèvre".

A gauche, l'indignation provoquée par le traitement réservé au "frère socialiste, immolé pour cause de communisme", prévaut encore.

Il a fallu près de quarante ans pour qu'on ose enfin s'interroger officiellement sur la part de responsabilité des autorités belges dans ce monstrueux assassinat. Et au Congo, les répliques des convulsions qui agitèrent le pays sont toujours discernables dans ses déchirements d'aujourd'hui. Aussi, quand Raoul Peck vint en Belgique chercher aide et finances pour réaliser une fiction qui raconte l'arrivée au pouvoir, la déchéance et la mort Patrice Lumumba, il fit preuve d'un certain courage, tout comme d'ailleurs ceux qui choisirent de lui accorder leur confiance. Inutile de dire que, dans nos grises contrées, le film était attendu au tournant. Naviguant habilement entre tous ces pièges, le résultat est original et... plutôt surprenant.

Lumumba de Raoul Peck

 

Trois grosses américaines de la fin des années 50 roulent dans la nuit d'Afrique. Seuls les phares allumés éclairent les hautes herbes de la savane au rythme des cahots de la piste. Trois corps pourrissants, grossièrement enroulés dans des couvertures, gisent à l'arrière. Ces cadavres qui viennent d'être exhumés sont ceux de deux anciens ministres congolais, Joseph Okito et Maurice Mpolo, et surtout celui du premier ministre déchu, Patrice Lumumba. Ils ont été assassinés, sauvagement, quelques semaines plus tôt par les sécessionnistes katangais. Même mort cependant, Lumumba fait encore peur. Il faut faire disparaître jusqu'au souvenir de celui qui tenta de rendre à son pays un destin. Les corps sont dépecés à la hache ou à la scie et brûlés, dans des bidons remplis d'essence, par des colons belges qui noient leur nausée à grandes lampées de whisky.
Le film s'ouvre sur ces images puissantes, et le spectateur se dit qu'il est parti pour vivre l'épopée qu'il peut espérer d'un tel sujet. Rien de plus simple en effet que de faire de Lumumba une tragédie shakespearienne, avec son cortège de passions déchaînées, d'envies, de haines, de jalousies et de tromperies sur fond de luttes de pouvoir.

Avec aussi la droiture, l'idéalisme et la grandeur. Et quelle galerie de personnages! Lumumba (le Camerounais Erik Ebouaney, étonnant de ressemblance), héros chevaleresque et visionnaire à la pureté intransigeante; Kasabuvu (Maka Kotto), roi falot et aboulique qui laisse faire; Mobutu (l'Antillais Alex Descas, sobre et austère), le frère d'armes qui trahit; Tschombé (Pascal Nzonzi), le méchant, aigri, haineux et meurtrier, assisté de son séide, l'infâme Munongo (Dieudonné Kabongo).

Sans oublier tous les esprits manipulateurs qui s'agitent dans l'ombre: Belges, Américains, Onusiens... Tous ces orages dont on fait aussi les grandes œuvres, n'est-il pas?

Très vite, cependant, il apparaît que le réalisateur haïtien n'entend pas s'engager dans ce boulevard de facilité. Tant pis pour le chaland qui, depuis Z jusqu'à ses plus récents avatars (JFK de Stone, Malcom X de Lee,...), s'est accoutumé à ce que le cinéma lui parle de la vie et de la mort des grands acteurs politiques sur le ton du lyrisme épique, il prend une autre direction. Préférant l'Histoire à l'histoire, Peck s'intéresse à l'homme Lumumba, qu'il présente pétri d'idéal, avec son rêve d'indépendance et de justice sociale, et son désir de bâtir un monde où tout citoyen, noir ou blanc, pourrait vivre libre et respecté. Il ne masque pas pour autant les défauts du personnage: l'autoritarisme tranchant, et cette intransigeance nimbée d'un zeste de paranoïa qui lui vaudra de se brouiller avec la terre entière en quelques mois. Au départ de cette figure, Raoul Peck reconstitue le drame avec un souci minutieux du détail, dans une très belle photographie et une mise en scène impeccable, mais, curieusement, sans guère de souffle romantique. Il montre et ne raconte pas.
Cet homme intelligent et sincèrement épris de son sujet a de bonnes raisons d'agir ainsi. Il sait d'abord qu'il ne pourra pas rendre compte du "problème" Lumumba dans sa complexité. Il se résout donc à circonscrire son sujet dans un laps de temps relativement restreint (en gros, l'année 1960), et à procéder à de nombreuses ellipses qui gênent une progression dramatique régulière et l'empêchent de développer ses personnages.

Lumumba de Raoul Peck
Ne pouvant faire le tour du cas Lumumba en deux petites heures de cinéma, Peck va plutôt donner envie au spectateur de se documenter pour en apprendre davantage. Mission accomplie car on sent bien qu'à travers cet épisode d'une décolonisation lamentablement loupée, c'est tout le destin de l'Afrique d'aujourd'hui qui se dessine. D'autre part, son but n'est pas de réveiller les douleurs de l'affaire Lumumba par un engagement trop émotionnel. Il préfère traiter cette histoire dans sa dimension universelle, symbole des relations qui unissent les pays dits "en développement" à leurs anciens maîtres, riches et toujours plus avides. Ainsi, le matériel dramatique exceptionnel reste à l'état d'ébauche, car le théâtre n'intéresse Peck que médiocrement. "Ceci est une histoire vraie ", écrit-il juste avant son générique de début.
Enfin, cette histoire, il veut la raconter à sa manière. "J'ai passé mon enfance, explique-t-il, à voir des films où lorsque intervenait un personnage noir, je rentrais déjà la tête dans les épaules à l'idée du rôle qu'on allait lui faire jouer . Faire ce genre de cinéma ne m'intéresse pas. Je voulais faire un film où les personnages noirs soient tels qu'en eux-mêmes et puissent offrir à tous les Africains une image qui corresponde à leur sensibilité".(Rencontre publique au festival de Namur, 25 septembre 2000). Donc les personnages existent aussi davantage par leurs actes que par une psychologie à l'européenne. Pour les Africains, Lumumba est aussi porteur d'un regard qui, à travers l'Afrique d'hier, interroge celle d'aujourd'hui, et encourage ses habitants à prendre leur destin en main afin de sortir une fois pour toute du cercle infernal de l'exploitation et de l'appauvrissement.

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