Cinergie.be

Mandy de Panos Cosmatos

Publié le 29/01/2019 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

La femme en Cage

Pacific Northwest, 1983. Red Miller (Nicolas Cage), bûcheron, et son épouse Mandy Bloom (Andrea Riseborough), dessinatrice, mènent une existence paisible au fin fond d’une forêt reculée, loin du brouhaha du monde moderne. Amour, musique, littérature, ainsi qu’une passion pour les vieux feuilletons de science-fiction suffisent à leur épanouissement. Une cicatrice disgracieuse sur le visage de Mandy laisse deviner un passé douloureux, que l’amour a réussi à lui faire oublier. Mais quand cette dernière est kidnappée, soumise à un rituel religieux qui tourne mal et enfin, assassinée par les membres d'une secte satanique dirigée par Jérémie Sand (Linus Roache), bouffon sadique qui se prend pour Charles Manson, Red est catapulté dans un voyage fantasmagorique marqué par la vengeance, le sang et le feu…

Nicolas Cage, crucifié, observant impuissant le cadavre de son épouse en train de se calciner... Nicolas Cage allumant sa cigarette avec la tête fumante et fraîchement décapitée d’un monstre de l’enfer… Nicolas Cage en slip, sur la cuvette des W.C., poussant des cris gutturaux et hurlant à la lune en s’enfilant des litres de vodka... Nicolas Cage, visage en sang et tronçonneuse à la main, combattant des démons bardés de cuir et de métal au beau milieu d'une forêt touffue, perdue dans un étrange monde post-apocalyptique... Le tout filmé en Belgique !... Étant donné la flopée de séries B (voire Z) peu recommandables dans lesquelles l'acteur adepte de la démesure est apparu ces dix dernières années pour éponger ses dettes et faire amende honorable auprès de l’IRS (le FISC américain), nous ne donnions pas cher de cet énigmatique Mandy. Nous avions tort. Et bien tort ! Pour notre défense, seules les dix personnes ayant eu la chance de découvrir le contemplatif Beyond the Black Rainbow (2010), premier long-métrage de Panos Cosmatos (fils du défunt George Pan Cosmatos, réalisateur de poèmes sur pellicule nommés Rambo II et Cobra) pouvaient avoir une vague idée de la nature surprenante, presque expérimentale, de ce deuxième essai.

Opéra rock psychédélique dont l’esthétique outrée et les visions cauchemardesques sont pratiquement inédites à l'écran, Mandy, que son réalisateur définit comme une variation filmée d’une couverture d'album de heavy metal, n'a pas manqué de diviser, applaudi à Cannes, vilipendé par une certaine presse, pour être ensuite encensé par une autre... Qu’on adhère au délire ou que l’on s’y ennuie profondément, Mandy ne laisse personne indifférent. Excessivement lent à démarrer, au point de tester la patience des fantasticophiles les plus indulgents (les 30 premières minutes donnent l’impression d’être noyé dans une cuve à opium et ne comptent pratiquement que des ralentis et autres digressions psychédéliques), d'un mauvais goût parfaitement assumé, Mandy se révèle dès son deuxième acte comme une audacieuse bande-dessinée pour adultes, un voyage hystérique aux confins de la folie, rempli de cris, de fureur, d'ultraviolence, d’amour fou et d’une poésie macabre, convoquant de multiples éléments mythologiques pour transcender l’apparente banalité de son récit. Une fois décédée, Mandy (à qui la trop rare Andrea Riseborough prête sa beauté extraterrestre si étrange) acquiert un statut de déesse éternelle et bienveillante, hantant son mari, stimulant sa folie et le poussant à la vengeance.

Les influences stylistiques et thématiques, issues de la pop culture, défilent à l’écran : on retrouve ici les considérations cosmiques des écrits de H.P. Lovecraft, l’imagerie violente des bandes dessinées Métal Hurlant, des évocations subtiles, en vrac, de Blue Velvet de David Lynch (pour l’atmosphère étrange qui contamine le monde « normal »), Persona d’Ingmar Bergman (ce goût prononcé pour les visages superposés), The Neon Demon, de Nicholas Winding Refn (pour les séquences de trips hallucinatoires) en passant par les aventures de Mad Max (dont les inoubliables sbires cloutés sont ici réincarnés en d’effrayants guerriers démoniaques), sans oublier les séries Z post-apocalyptiques italiennes des années 80. Malgré ce foisonnement d’influences, le miracle opère : la maîtrise du récit et les partis-pris radicaux du réalisateur, la performance d’un acteur de composition au sommet de son art, le score magnifique de Johann Johannsson (son dernier, avant son décès inattendu en février 2018) et le travail exceptionnel sur la photographie de Benjamin Loeb, entre couleurs hyper-saturées (le rouge, le violet et le noir prédominent), superpositions déconcertantes et transitions inattendues, finissent par créer une œuvre totalement unique mais toujours cohérente, dont les outrances à tous les niveaux finissent, contre toute attente, par s’imbriquer naturellement.

Voilà donc un midnight movie par excellence, futur film culte à réserver au public du cinéma Nova, compromis parfait entre bis décomplexé et cinéma d’auteur, entre arthouse et grindhouse. Seul un acteur de composition de l’audace et de la flamboyance de Cage, à un degré extrême de nicolascagitude, sans la moindre inhibition ou peur du ridicule (miraculeusement, le film ne s’y vautre jamais), pouvait rendre cette expérience aussi fascinante, déroutante et divertissante. Mandy se déroule sur Terre en 1983 mais donne constamment l’impression de se dérouler sur une autre planète. Sans doute celle dont est issu Nicolas Cage et qu’il quitte à intervalles réguliers pour venir nous gratifier de sa présence !

Tout à propos de: